Portrait(s) de la France

À l’origine de La France vue d’ici, un projet participatif piloté par le journal en ligne Mediapart et le rendez-vous photographique ImageSingulières. Vingt-cinq photographes, quatre journalistes et un sociologue, pour une cinquantaine de reportages et quelque cinq cents photographies. Le résultat est saisissant, captivant, vivant : le portrait tout en nuances d’un pays singulier-collectif.


Collectif, La France vue d’ici. La Martinière, 336 p., 40 €


La France d’en haut, côté friterie dans les Ardennes, la France d’en bas, côté plages de la Méditerranée. La France d’à côté, évidemment, celles des voisins, mais aussi de ceux que l’on croise sans les voir (ce sont parfois les mêmes !). La France des beaux quartiers et des quartiers sensibles. La France sensible, sensuelle même, celle qui aide, qui aime, se meut, émeut. La France qui trime, la France qui glande, la France qui rime avec cadence, ou danse, mais qui jamais ne frime. La France qui croît, les djeunes qui grandissent à l’ombre des supermarchés, qui n’y croient plus trop, vivent de nuit et rêvent de jour, de jours meilleurs aussi. La France qui se lève pas très tôt, parce qu’elle va au bistrot, la France qui se lave aux bains-douches parce qu’elle n’a pas de lavabo, celle qui prend soin d’elle et de lui, d’eux aussi. La France à l’envers, à l’endroit, pile au bon endroit, la France solidaire, envers et contre tout. La France solitaire, qui n’a pas de chez soi, qui est pourtant partout chez elle. La France qui fume, qui boit, qui écume. La France qui se regarde en face, dans le miroir de ses espoirs, de ses attentes, de ses colères. La France du Tour de France, en noir et blanc, pour ne pas l’oublier. Le tour d’une France, haute en couleurs…

Voilà donc toute la France – et d’autres encore – qui tient ensemble dans un livre au drôle de titre. Ensemble n’est pas un vain mot, qui dit la manière qu’ont eue les photographes d’aller voir, d’aller éprouver leur sujet. Au Zanzi-Bar, en face de la gare de Sète : deux ans de photos, la « chronique d’un lieu ordinaire » que Vladimir Vasilev parvient à transcender. Gare Saint-Lazare, tous ces passants pressés que Frédéric Stucin a observés, étudiés, scrutés avec la plus grande minutie. À Sochaux, dans et autour de l’usine fondée par la famille Peugeot, avec ces portraits d’ouvriers et leur famille qui oscillent entre la fierté d’autrefois et la peur de demain (Raphaël Helle, « La Peuge »). Il a fallu qu’ils s’immergent pour qu’émergent de telles vues, vraies-vivantes.

Collectif, La France vue d’ici, La Martinière

© Raphaël Helle

Chaque reportage est un petit film avec arrêts sur images qui vibrent, un récit des frontières sans frontières, une histoire de visages qui racontent des histoires, beaucoup d’histoires. Voyez simplement les femmes et les hommes qui fréquentent les douches municipales à Paris tels que les a saisis Florence Levillain (« Les bains douches »). Il y a là, dans ce monde, autant de pose que de poésie, et l’intime qui se donne comme à portée de mains. Passez maintenant au reportage suivant, « Le Prix de Diane » par Frédéric Stucin, encore lui. Regardez. Comparez. Souriez. Comme si c’était vous. Comme si c’était eux.

Pas d’événements dans ce livre, bien sûr, mais plutôt la vie dans ce qu’elle a de plus banal, le quotidien au jour le jour pourrait-on dire, l’infra-ordinaire cher à Perec, ces « choses communes » qui nous regardent et que l’on ne regarde plus. « Pourquoi vous venez ici pour faire des photos ? C’est sans intérêt. Y a que nous, vous voyez, on s’emmerde, c’est ça notre vie ici, y a rien » sont les mots d’un petit groupe sur un parking à Chaulnes (« En Somme »). La photographe, Alexa Brunet, répond par des images de copains qui piqueniquent, d’amoureux qui s’embrassent, de gamins qui rêvassent. Des photographies tout en justesse, en justice, qui réparent ce rien, l’éclairent d’une lumière attentive, presque caressante.

Contre la France de l’identité, de l’idée mortifère de l’identité, celle des intensités ! Des manières de se mouvoir, de s’émouvoir, le corps qui se fait garant de la colère, les gestes qui suivent, le doute ou la douleur qui passent dans le regard comme une ombre au tableau, qui sans cela serait trop beau. Restent alors des impressions, des sensations, ténues et tenaces, comme cette série de portraits dans les services hospitaliers spécialisés Alzheimer (Hervé Baudat, « Oublis et Éblouissements »).

Collectif, La France vue d’ici, La Martinière

© Alexa Brunet

Ici est maintenant… Nul passéisme nauséabond, nul rabougrisme, donc, dans cet album du multiple et de l’ouvert. Ce n’est pas la France perdue telle que certains veulent nous la faire accroire, repliée sur de fausses valeurs, apeurée, idéologisante. Mais ce n’est pas non plus la belle France, immuable en ses paysages, intemporelle, immatérielle. Non, voilà un pays qui s’assume dans sa diversité, sa bigarrure, ses blessures aussi : qui existe d’êtres différents, en porte-à-faux parfois, de guingois souvent (« Travailler et vivre avec le RSA » de Marion Pedenon). Les artisans du projet l’ont bien compris, qui ont retenu un pluriel de styles et de formes (documentaire, plasticienne, argentique, numérique…) pour mieux dire cette vie au pluriel.

Que ce livre soit sorti en pleine (et parfois rase) campagne électorale est tout sauf un hasard. Geste politique s’il en est, il donne à voir, on dirait même à entendre, le bruit d’un pays qui se regarde vivre, souffrir, danser, construire, rêver ensemble. Tous ensemble.

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