Hollywood, début des années 1920. Clara Bow, enfant des rues de Brooklyn, débarque à Los Angeles et passe de l’ombre à la lumière. Insoumise, légère, fantasque, elle se confronte à la dureté du monde du cinéma et des carcans moraux d’une Amérique en pleine explosion. Un portrait ardent et bouillonnant.
Sophie Pujas, Le sourire de Gary Cooper. Gallimard, coll. « L’Arpenteur », 108 p., 11,50 €
Tendre est la nuit. Le titre mentionne un homme, Gary Cooper, mais de l’acteur star d’Hollywood on ne saura presque rien. Le sourire de Gary Cooper fait le portrait de Clara Bow, une actrice américaine des années vingt et trente, que Francis Scott Fitzgerald décrivait en disant qu’elle était « jolie, impudente, d’une superbe assurance ». Le roman suit la ligne de la vie de Clara Bow de manière chronologique, mais Sophie Pujas s’autorise des pas de côté, et, de suppositions en inventions, donne à lire l’histoire tragique d’une femme qu’elle extrait de l’Histoire oublieuse pour faire d’elle son héroïne. Clara Bow est née en 1905. Son enfance, dans les rues de Brooklyn, est difficile et même bouleversante. Son seul désir est de faire du cinéma. À dix-sept ans, elle part pour la Californie, après avoir gagné un concours de beauté et se trouve bientôt sous contrat à la Paramount. Clara Bow n’est pas seulement jolie, elle rayonne, et, l’auteure nous en avise, « la lumière compte plus que la beauté ».
Elle tourne plusieurs dizaines de films en quelques mois. Sur la côte Ouest, c’est l’euphorie des débuts du cinéma, la magie des premières fois, l’enchantement des décors en carton-pâte, la fascination pour la vie que mènent les acteurs, ces premières icônes auréolées de gloire. Nous sommes en plein dans les « Roaming Twenties », ces années folles d’insouciance et de prospérité. Clara Bow évolue à Hollywood au milieu de cette atmosphère extatique, et, devançant Louise Brooks, elle incarne bien vite une des premières « flappers », ces femmes « flamboyantes et rugissantes » aux allures garçonnes qui se maquillent, dansent toute la nuit, fument, boivent, et n’en font qu’à leur tête. En 1926, elle tourne dans l’adaptation du célèbre roman d’Elinor Glyn, It, et c’est une révélation, un véritable triomphe.
Clara Bow devient la première it girl, la petite fiancée de l’Amérique. Elle vient juste d’avoir vingt ans. Le cinéma balbutie un peu moins, et les sociétés de production conçoivent une clause de moralité comprise dans les contrats des acteurs. S’ils manquent aux règles de la bienséance, une partie de leur salaire leur sera retirée. Clara Bow est toujours aussi lumineuse. Elle étincelle de joie. Au printemps 1928, elle reçoit des lettres et des lettres d’admiratrices et d’admirateurs. Le sourire de Gary Cooper raconte la vie dorée de l’âge d’or hollywoodien, l’ivresse, le succès, l’étourdissement, les amants qui sont nombreux, les voitures qui roulent à toute berzingue, la vie qui va trop vite, le cœur qui bat trop fort.
Mais le roman s’attache aussi à l’envers du décor : les amitiés fusionnelles qui deviennent dangereuses, les amants qui menacent de se suicider, la vie qui dérape, le cœur qui déraille. Clara Bow porte en elle une part de chagrin inénarrable, de ces chagrins qui font les joies plus franches. Elle provoque, elle joue. Certains disent qu’elle flirte avec Chaplin. Elle est infréquentable, et nombreux sont ceux qui, petit à petit, lui tournent le dos. Après plusieurs scandales, la Paramount agite la clause morale du contrat de Clara Bow. Dans le même temps, le cinéma, muet jusqu’alors, devient parlant. Clara Bow est bègue. Elle a vingt-cinq ans, sa vie est brisée par la machine à rêves du cinéma. Le sourire de Gary Cooper dépeint les splendeurs et misères du septième art, oui, mais pas seulement.
L’amour joue et gagne. Mais alors, quid de Gary Cooper ? Sophie Pujas prend le parti d’écrire la vie de Clara Bow en parlant des hommes qui l’ont traversée. Le roman est construit en trois parties, dont chacune a pour titre un prénom masculin : Robert, Victor, Rex. Dans l’ordre d’apparition : le père, le fiancé, le mari. Dans le désordre : le bon, la brute et le truand. La brute, c’est le père, Robert. De la mère de Clara Bow, on ne sait pas grand-chose, seulement qu’elle était sans doute prostituée, et aussi terriblement folle. Sophie Pujas en fait des personnages de grand roman naturaliste. L’enfance de Clara Bow défile sous nos yeux comme un film muet en noir et blanc, saturé de pulsions de mort : « Jamais de cadeau. Malheurs en cascade. »
La deuxième partie s’ouvre, le lecteur est soulagé. Peut-être que tout va s’arranger ? Clara arrive à Hollywood, trouve son premier amour. Ce n’est pas Victor, dont le prénom, pourtant, donne son titre à la deuxième partie. Clara Bow charme et séduit, les prénoms des hommes se multiplient au fil des pages : frère de cœur, doux compagnon, généreux protecteur, souvent cow-boys, parfois Indiens. Victor, c’est Victor Fleming, celui qui deviendra des années plus tard le réalisateur d’Autant en emporte le vent. Féministe à sa façon, il aime Clara Bow, qu’il fait tourner plusieurs fois. Toujours pas de Gary, se dit le lecteur inquiet. Mais si, le voici. À la moitié du roman, il entre enfin en scène. Il forme un couple magnifique, avec Clara Bow, un couple de cinéma, de « passion et douceur mêlées », de « flamme et tendresse mêlées ». Pendant quelques feuillets, il apparait sur l’écran des pages et puis il disparait à son tour.
Sophie Pujas, dans une écriture qui donne le tournis, tente de percer le mystère de ces années où la bienséance laisse place aux désirs et aux plaisirs. C’est que l’amour « est le seul acte de résistance qui vaille », nous souffle-t-elle. Le sourire de Gary Cooper est un coup de projecteur sur une femme qu’on ne connaissait pas, dont on s’empresse d’aller regarder le visage une fois le roman refermé, et qu’on est sûr de ne pas oublier dorénavant, tant l’auteure la décrit avec amour.
Les ailes. Ce n’est pas une biographie que livre Sophie Pujas avec Le sourire de Gary Cooper. Il s’agit, pour l’auteure, de rendre hommage, d’écrire pour remercier celle qu’elle nomme parfois tendrement Clarita. Le je de l’écrivain a toute sa place dans le roman, il entre en scène dans les premières pages du livre, confessant, au sujet d’un des premiers coups de cœur de son héroïne : « ce garçon, je l’imagine brun ». Elle explique qu’elle a le sentiment d’avoir une dette envers son héroïne, parce que « sans y songer, Clara s’est battue pour que ma vie soit douce ». Plus loin, elle apparente le personnage de Clara Bow « à une enfant que j’aurais eue très jeune, ou à une sœur qui me serait venue sur le tard ». L’auteure écrit qu’elle désire « poser une main amie sur l’épaule d’une âme ».
Le jeu de l’écrivain est là. Le style de Sophie Pujas est haletant et frénétique, les phrases sont courtes, pleines d’adjectifs qui laissent venir des images très cinématographiques, comme s’il fallait ne pas perdre de temps pour plonger au cœur des années folles. Mais, d’un autre côté, l’écriture auréole le livre d’une tendresse sincère, d’une douceur étonnante. Parfois, un paragraphe se détache, comme mis en lumière. Certaines phrases de Sophie Pujas sont comme les œillades de Clara Bow : un mouvement subtil, un rythme imperceptible mais d’un charme fou, d’une efficacité redoutable. Les films, explique l’auteure, « ce ne sont que des vies d’emprunt, à l’infini ». Elle s’empare de celle de l’actrice méconnue pour en faire une extrapolation poétique et sensible. Sophie Pujas signe un livre – un roman, c’est écrit sur la couverture – dont l’écriture s’est terminée à Los Angeles – c’est écrit à la dernière page –, la ville où le mythe hollywoodien est né, et où les anges ne meurent jamais. Le sourire de Gary Cooper donne envie de croire que Clara Bow en est un, aux ailes du désir.