En développant une théorie quantique, le professeur Akemi Kirino met au point une machine capable d’envoyer un observateur dans le passé. Son compagnon, l’historien Evan Wei, décide de l’utiliser pour témoigner de crimes de guerre japonais commis en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir de cet argument reposant sur un usage original de la science-fiction, Ken Liu démonte les processus à l’œuvre dans le négationnisme et interroge la nature de l’Histoire. Son court roman a la précision clinique et la densité d’une tragédie.
Ken Liu, L’homme qui mit fin à l’histoire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Paul Durastanti. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 112 p., 8,90 €
Le recours à un thème canonique de la science-fiction – le voyage dans le temps – permet de considérer selon un point de vue renouvelé des atrocités réelles, connues mais minimisées par le Japon et l’Occident. De 1932 à 1945, en Mandchourie occupée, l’Unité 731 de l’armée japonaise s’est livrée à des expérimentations médicales à grande échelle sur des êtres humains. Des prisonniers, chinois pour la plupart, mais aussi russes et américains, se sont vu inoculer la syphilis, l’anthrax, la peste ou le choléra, dans le but d’étudier ces maladies mais surtout de mettre au point des armes bactériologiques. Amputations, vivisections sans anesthésie, viols, gelures, brûlures et tortures de toutes sortes ont été pratiqués systématiquement, au point qu’environ dix mille victimes ont péri dans les laboratoires et que quatre cent mille autres sont mortes des suites des épidémies provoquées à des fins d’expériences. Les cobayes humains étant utilisés jusqu’à ce que mort s’ensuive et les derniers prisonniers exécutés en 1945, le nombre de témoignages resta très faible. À la fin de la guerre, le chef de l’Unité 731 négocia avec les autorités d’occupation américaines l’immunité pour ses hommes en échange des résultats des expériences. Les coupables n’ont donc jamais été inquiétés, les demandes de réparation de la Chine populaire restant pendant longtemps ignorées, au prétexte qu’elles n’étaient qu’une instrumentalisation de l’Histoire par un régime dictatorial. L’existence de l’Unité 731 n’a finalement été admise par le Japon qu’en 2002, sans excuses officielles, et sans que l’ampleur des crimes commis soit reconnue. Tels sont les faits que remet en lumière L’homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu.
Le procédé inventé par le professeur Kirino autorise un observateur à voir un moment du passé comme s’il était présent, mais sans pouvoir intervenir. Cela permet d’« extirper l’histoire de sa gangue historique », de sortir de la froideur des chiffres et de la distance créée par le temps, de réintroduire de l’émotion, de l’empathie pour les victimes, puisque Evan Wei, le personnage de l’historien, a choisi d’envoyer dans le passé des proches des torturés plutôt que des spécialistes. Cela justifie aussi que Ken Liu, sur une dizaine de pages, sans s’étendre, raconte crûment les horreurs subies par les prisonniers. Ces scènes difficilement supportables sont nécessaires pour rendre sa dimension sensible au fait historique, elles sont le seul moyen de le mesurer à sa juste valeur, pour les personnages comme pour le lecteur. D’ailleurs, le récit d’une voyageuse du temps, plein d’émotion mais nécessairement limité aux scènes auxquelles elle assiste, se fait en contrepoint des aveux d’un ancien médecin japonais, plus circonstanciés mais plus retenus. Alternés sans transition, les deux témoignages se renforcent l’un l’autre.
Cependant, les particules quantiques nées à un moment précis dans un lieu précis étant détruites par l’observation, chaque instant du passé ne peut être vu qu’une seule fois, par un seul individu. Comme des fouilles détruisent un site, le voyage dans le temps troue la mémoire, efface le souvenir aussitôt qu’il est retrouvé. Par conséquent, la machine du Pr Kirino ne fournit pas de preuve absolue. Le récit de l’observateur ne sera qu’un témoignage unique pouvant être contesté.
De manière très dynamique, à travers des controverses, le roman va souligner les divers processus aboutissant à l’occultation de crimes historiques. Les logiques des États et leurs politiques successives sont démontées. De courtes interviews exposent de façon laconique le manque d’intérêt, les idées reçues de « l’homme de la rue ». La manière dont différentes formes de frilosité intellectuelle se combinent pour maintenir l’immobilisme est brillamment déclinée. Une polémique sur la souveraineté de l’exploration du passé souligne à quel point l’Histoire constitue un enjeu affectif et politique.
La forme sert le propos : le titre complet du roman est L’homme qui mit fin à l’histoire : Un documentaire. Le livre se présente en effet comme la description et la transcription d’un film documentaire, ce qui permet d’exposer les différents points de vue de manière vive et efficace, mais aussi de varier, en jouant sur les situations de parole : interviews, conférences, auditions de la Chambre des représentants du Japon, commentaires d’images – en particulier de survols de paysages, ce qui introduit une dimension mélancolique – micros-trottoirs, talk-shows.
Si le livre reste court, pour l’essentiel argumentatif, et très dépouillé, il s’agit bien d’un roman par les tensions qui s’y déploient et parce que les personnages ne sont pas de simples porte-parole de l’auteur : l’histoire personnelle d’Evan Wei et Akemi Kirino s’imbrique dans les problèmes qu’ils soulèvent. Sino-américain et nippo-américaine, ils se retrouvent au cœur des contradictions qui traversent les relations entre la Chine et l’Occident, la Chine et le Japon, comme des compromissions entre les États-Unis et le Japon. Un des seuls passages du livre traitant de leur vie intime illustre la concision, la subtilité et la puissance de l’écriture de Ken Liu : « Le week-end, on randonnait dans le chaînon Sawtooth. Evan cartographiait les mines abandonnées et les villes fantômes de la ruée vers l’or. On a renoué avec le bonheur. Il semblait aller mieux. » La pause que s’accordent les personnages dans leur combat est rendue sensible en quatre phrases, mais, en outre, par leur seul écho « les mines abandonnées et les villes fantômes » rappellent les installations de l’Unité 731, la lutte d’Evan pour les morts et le caractère obsessionnel de cette lutte : il en est littéralement hanté. Quant au « chaînon Sawtooth » (« dent de scie » en anglais), il évoque à la fois la difficulté, les hauts et les bas du moral du protagoniste, et les sinistres amputations décrites quarante pages plus tôt.
En une centaine de pages d’une écriture sobre et tendue concentrant à l’extrême son thème, Ken Liu utilise au mieux des moyens inattendus – la sience-fiction, la forme du documentaire – pour remettre en cause aussi bien la propension humaine à l’oubli et à l’indifférence qu’une conception de l’Histoire désincarnée érigeant en absolu une vérité objective inatteignable. Au contraire, « mêler à l’histoire la subjectivité du récit personnel renforce la vérité au lieu d’en détourner » selon un personnage d’historien japonais. C’est ce que nous montre L’homme qui mit fin à l’histoire, et, ce faisant, l’auteur réalise une mise en abyme. Comme le font ses personnages avec leur expérience, Ken Liu, par son roman, exhume pour le lecteur occidental les crimes de l’Unité 731, et nous invite « à dévisager les agonisants ».