« On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi. » Cette phrase à l’allure de maxime, qui ouvre le dernier paragraphe de L’ordre du jour, donne le ton du livre qu’on referme, constitué d’instants dérisoires ou grotesques, de moments effrayants, par leur brutalité ou leur horreur. C’est toute la force d’Éric Vuillard que de condenser en cent cinquante pages une époque dont nous portons encore le poids.
Éric Vuillard, L’ordre du jour. Actes Sud, 160 p., 16 €
Ce poids tient d’abord à ces froides journées de février 1933 ou de mars 1938, à ces scènes d’intérieur sous de hauts plafonds, dans la faible lumière qui éclaire des sortes d’ombres ou des pantins. Éric Vuillard raconte des visites, des rencontres, entre des hommes puissants, des chefs d’entreprise ou des chanceliers qui dirigent des empires ou aspirent à dominer le monde. L’atmosphère dit tout : « rien ici n’a la densité du cauchemar, ni la splendeur de l’effroi. Seulement l’aspect poisseux des combinaisons et de l’imposture. Pas de hauteur violente, ni de paroles terribles et inhumaines, rien d’autre que la menace, brutale, la propagande, répétitive et vulgaire ».
Le 20 février, à Berlin, « vingt-quatre lézards se lèvent sur leurs pattes arrière et se tiennent bien droit », quand Goering entre dans la salle. Il passe à la caisse. Les patrons réunis sont « nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien ». Au terme du récit, après la défaite, le vieux Gustav Krupp devra payer aux déportées et travailleurs forcés, employés à Ravensbrück ou Auschwitz, les misérables indemnités qui leur reviennent. Il renâclera davantage qu’en 1933. Et ses compères de l’IG Farben, d’Agfa ou de Telefunken mettront aussi peu d’enthousiasme à le faire.
Un voyage privé de Lord Halifax à Berlin, puis à Berchtesgaden, un autre du chancelier d’Autriche Schuschnigg, déguisé en skieur chez le même Hitler, donnent lieu à des scènes qui pourraient sembler cocasses. Dans la pénombre des montagnes bavaroises, le ministre anglais prend le dictateur pour un laquais. La méprise ne provoque pas d’incident diplomatique. Schuschnigg a moins de chance : il essuie une violente tirade contre l’Autriche, laquelle n’aurait rien apporté à l’Allemagne, n’aurait joué aucun rôle sur la scène mondiale. Hitler est face à lui, « raide comme un automate et virulent comme un crachat ». Le chancelier autrichien, glacé par le propos, démuni, bafouille le nom d’un célèbre compositeur. Pas de chance, celui-ci est né à Bonn. Vuillard met en scène ses deux personnages, rappelant l’œuvre contemporaine de Louis Soutter : « Et, à cet instant où le destin de l’Europe se joue au Berghof, ses petits personnages obscurs se tordant comme des fils de fer, me semblent un présage. »
Il y aura d’autres jours de négociations ou de palabres, d’autres visites de courtoisie. Ainsi quand Chamberlain, qui loua un appartement à Ribbentrop bien avant la guerre, recevant le ministre allemand, perd son temps à discuter de Tilden, fameux champion de tennis de l’époque, tandis qu’une invasion se déroule sur le continent. Et du temps perdu, il y en a aussi dans le bureau d’un chef d’État français occupé à des décrets sur les appellations d’origine contrôlée Juliénas, le 11 mars 1938 : « ainsi, pendant qu’Albert Lebrun rêvasse à n’en plus finir sous l’immense égoïsme de son abat-jour, à Vienne, le chancelier Schuschnigg reçoit un ultimatum d’Adolf Hitler ».
Éric Vuillard choisit ses angles. Congo, La bataille d’Occident ou Tristesse de la terre le montraient déjà, sans parler de 14 juillet, qui rendait à la foule des journées révolutionnaires toute sa place, son éclat. Ici, il se tient dans les coulisses, à l’affût des détails, de ce qui paraitrait insignifiant et de ce qu’on a oublié ou ignoré. Qui savait que le Blitzkrieg qui avait déferlé sur l’Europe de l’Ouest en 1940 avait commencé par une énorme panne et un embouteillage ridicule en 1938, quand Guderian, le stratège de la conquête, entrait en Autriche ? Trois soldats allemands sont accueillis en libérateurs, avant que la HeldenPlatz de Vienne ne se remplisse. Du gros plan au plan général, Vuillard change constamment pour raconter : « On accable l’Histoire, on prétend qu’elle ferait prendre la pose aux protagonistes de nos tourments. On ne verrait jamais l’ourlet crasseux, la nappe jaunie, le talon de chéquier, la tache de café. Des événements on ne nous montrerait que le bon profil. Pourtant, si l’on regarde bien, sur la photographie où l’on voit Chamberlain et Daladier, à Munich, juste avant la signature aux côtés d’Hitler et de Mussolini, les Premiers ministres anglais et français ne semblent pas très fiers. »
Mais l’auteur joue aussi sur la perspective du Temps, et un très beau passage permet d’imaginer le regard d’une vieille femme, témoin enthousiaste de l’arrivée triomphale de Hitler en Autriche : « On pense par apocope, en apnée. Dessous, la vie s’écoule comme une sève, lente, souterraine. » Le contrepoint, l’antithèse même, ce sont les victimes. Si Schuschnigg, médiocre joueur de cartes exilé après la guerre aux États-Unis, ne suscite nulle compassion, les suicidés de Vienne, toutes celles et tous ceux qui ont vu les leurs harcelés, humiliés, avant d’être déportés et assassinés, sont évoqués en quelques pages bouleversantes : « Leur mort ne peut s’identifier au récit mystérieux de leurs propres malheurs. On ne peut même pas dire qu’ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n’est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre. »
Cette histoire faite de propos feutrés, insignifiants, de négociations brutales, de coups de théâtre dérisoires, on sait comment elle finit : « Les plus grandes catastrophes s’annoncent à petits pas », écrit l’auteur. Et on ne sait pas toujours qui est en scène, de Hitler ou de Chaplin, son double comique. Un chapitre rappelle une formule connue que l’on voudrait faire nôtre. Si l’horreur nazie pouvait entrer au « magasin des accessoires », si tous ceux qui encore aujourd’hui vénèrent cette folie pouvaient disparaître avec elle… Hollywood, où s’était réfugié celui qui prendrait le nom de Gunther Anders, contenait un tel magasin des accessoires. Et le paradoxe, un de plus, voulait que ce Juif exilé nettoyât les chaussures stockées là, pour des tournages passés ou à venir. Il cirait les bottes des SA : « Et tandis que le Führer en était à préparer son agression contre la France, alors que son État-major en était à resucer les vieilles formules de Schlieffen, et que ses mécaniciens en étaient encore à réparer leurs panzers, Hollywood avait déjà déposé leurs costumes sur les rayonnages du passé. »
Si nous pouvons redouter le même abîme, est-ce sur le mode de la tragédie ou sur celui de la farce ?