Les éditions Fario doivent leur nom à une variété de truite, la truite fario, poisson secret, difficile à capturer et qui nage à contre-courant. Elles viennent de lancer une collection appelée « La Bibliothèque des Impardonnables », dont nous avons interrogé l’initiateur et le meneur, le poète et traducteur Max de Carvalho.
Quel parcours a mené Fario, qui est à l’origine une revue, aux livres, et aujourd’hui à cette bibliothèque de poètes plus anciens ?
C’est précisément parce que Fario était une revue que nous nous sommes rencontrés. C’était en 2007, au Marché de la Poésie, nous avons été mis en relation parce que Vincent Pélissier lançait Fario et s’interrogeait sur la forme de son aventure éditoriale. Il avait ce désir de revue. Brigitte Rax, éditrice de Clémence Hiver, qui publie surtout des écrivains russes, m’a présenté puisque je m’occupais de la revue La Treizième. C’est donc un chassé-croisé de revues. Nous nous sommes liés d’amitié, Vincent commençait son parcours de revuiste, j’achevais le mien, mais il appréciait beaucoup La Treizième. Il m’a d’abord demandé des textes pour la revue Fario. J’avais le projet des Impardonnables, sous ce titre même, depuis 2006. L’année dernière, en 2016, je me suis dit : il est temps de tenter de le réaliser. J’en ai parlé à Vincent et les choses se sont passées très vite.
D’où vient le nom de la bibliothèque, Les Impardonnables ?
Ces impardonnables sont une allusion au titre du livre de Cristina Campo, un recueil d’essais sur la poésie, sur Borges, sur Proust… L’un de ces essais est intitulé « Les impardonnables » et traite des raisons pour lesquelles la poésie est mise au ban d’un monde qui ne semble plus en avoir besoin du tout, d’où le mot de Hölderlin qui revient : pourquoi des poètes en temps de détresse ? Le texte de Cristina Campo commence par une citation d’Ezra Pound qui me fait beaucoup rire : « Venez, mes poèmes, parlons de perfection : nous nous rendrons passablement odieux », car elle résume assez bien la situation dans laquelle se trouve la poésie. Que l’infortune et la méconnaissance soient le lot des poètes vivants, c’est dans l’ordre des choses, cela dit, mais ce qui se produit plus récemment, c’est que beaucoup des voies de communication avec un public élargi sont condamnées. Il y a quelque chose de plus grave que la censure, parce que la censure on la contourne, on la combat : c’est un silence obstiné, un refus manifeste, comme cela s’est produit l’année dernière quand un grand quotidien a refusé de répercuter l’événement du Marché de la Poésie, quoi que l’on pense de ce Marché. Si bien que, cette année, ce n’est pas un pays qui est invité au Marché de la Poésie, mais des états généraux de la poésie, justement pour réagir à ce silence absolu, qui me semble tout sauf silencieux.
Revenons au titre, « Les Impardonnables » : dans quel sens vous le réappropriez-vous ? Ou faut-il ne pas y mettre trop de sens ?
J’y mets un sens plus léger que celui qu’y met Cristina Campo, parce qu’elle évoque le fait que l’esprit, ce qu’elle appelle l’aristocratie de la pensée, de l’esprit, est offensé. Elle parle également d’aristocratie de la nature. Tout ça est banni, proscrit, dit-elle – ce sont les mots qu’elle utilise. Par conséquent les poètes, ceux qui poursuivraient, selon elle, une forme de perfection, une forme de vérité, ne peuvent pas être entendus, ne doivent pas être reçus et sont, depuis la république de Platon, indésirables dans la cité.
Est-ce que Cristina Campo date son propos ? Ou parle-t-elle d’un statut de la poésie plus ou moins intemporel ?
Il y a un processus qui était en cours à l’époque où elle écrivait, dans les années soixante, qui s’est intensifié, mais il faudrait remonter très loin, je crois. La vulgarisation, au très mauvais sens du terme, et l’abrutissement du décervelage à la Jarry est largement en cours. L’histrionisme prévaut, la probité n’a plus ou très peu d’audience ou de valeur. Ce sont des temps difficiles. Le Printemps des Poètes est une manifestation sympathique, mais en vérité c’est l’hiver que nous vivons, c’est le sentiment que j’ai.
Il y a un vrai changement, parce que, dans les années 1980, on voyait fleurir des revues qui avaient une certaine audience, puis peu à peu tout s’est tari. Aujourd’hui, par exemple, on suggère à Fario de passer en ligne…
Justement, une question sur l’objet, le contenant. Les quatre premiers livres de cette bibliothèque sont petits, élégants, présentés chacun dans un coffret relié par un bandeau. Le papier est beau, la reliure est cousue.
Il s’agit d’une collection de poche au sens le plus simple : on peut vraiment glisser le livre dans sa poche et, pour le protéger, nous avons ajouté un étui afin que le lecteur puisse l’emporter et aller rêver sous un saule pleureur au bord d’un lac, pour prendre une image bien romantique, comme une petite fiasque. L’étui a aussi pour vocation de porter des informations parce que le livre doit paraître de la manière la plus dépouillée possible, avec le minimum d’informations. On signale simplement l’appartenance à la saison.
Quel sera votre rythme de publication ? Quel est votre programme ?
Nous aurons quatre quatuors annuels qui paraîtront chaque saison et qui porteront un titre. « La Belle Saison » pour le volume paru en février 2017. « Je vous écris d’un pays lointain » pour la saison prochaine. « Octobre 17 » pour l’automne prochain. Et « Le Serment de fidélité » qui réunira Marceline Desbordes-Valmore, Gérard de Nerval, René Daumal et Catherine Pozzi.
Les quatre livres sous étui sont réunis sous un bandeau parce qu’il fallait trouver le moyen de les lier, mais nous voulions que chaque livre soit indépendant. L’ensemble a une vocation de somme anthologique, d’où le nom de « bibliothèque ». Je ne publierai évidemment pas que des textes auxquels, moi, je suis particulièrement sensible, ce serait un choix de collection. La bibliothèque a pour but de rassembler et de remettre en circulation des textes très différents les uns des autres, mais que l’on peut mettre en relation sous une nouvelle forme anthologique, même de façon un peu arbitraire.
Si vous comptez le nombre de lettres qui forment « Les Impardonnables », il y en a dix-sept en tout. Nous avons donc prévu seize livres, soit quatre fois quatre, et un dix-septième, une sorte de supplément qui sera le S final. Ce sera une étude critique récapitulative, que j’écrirai moi-même, qui donnera les clés des seize livres précédents, puisqu’il ne s’agit pas d’être obscur, ni de priver inutilement le lecteur d’un appareil critique. Sur la tranche de chaque livre apparaîtront les dix-sept lettres en noir, sauf les trois lettres, L I S, qui seront en rouge.
« Octobre 17 » est-il une référence à la Révolution russe ?
Pas directement, mais c’est un clin d’œil, et il y aura deux textes qui parlent de la Révolution russe, l’un de Salmon, l’autre de René Chalupt qui est parfaitement inconnu, excepté des mélomanes parce qu’il a été mis en musique par Darius Milhaud. Il y aura aussi les poèmes en prose de Léon Bloy, qui n’a rien à voir avec la Révolution russe, mais qui meurt en novembre 17. Quand à Laure, la compagne de Bataille, la quatrième poète, elle était très engagée et très politiquement à gauche à l’époque.
Comment faites-vous le choix puisqu’il y a une foison de poètes, d’autant que vous ne publiez pas les poètes les plus connus ? Dans cette première parution, « La Belle Saison », il existe un lien entre les poètes : Henry Jean-Marie Levet, la correspondance entre Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, Francis Jammes et Paul-Jean Toulet ? Tous sont nés entre 1867 et 1881.
Oui, la Belle Saison était aussi dans mon esprit la Belle Époque, la fin d’un monde, l’avant-guerre, le sommet de la recherche du temps perdu. Ce que j’ai fait pour commencer, cette conversation Fargue-Larbaud, je l’ai dissociée, parce qu’elle a toujours paru comme préface aux poèmes en général de Levet. Depuis l’édition originale, chez Adrienne Monnier, ça a toujours été la conversation qui introduisait les poèmes de Levet qui n’avaient jamais paru qu’en revue, tous les poèmes, puisqu’il y a un autre recueil, plus des poèmes épars, une préface d’Ernest La Jeunesse, etc.
C’est la première fois que les Cartes Postales de Levet paraissent seules, sans ses autres poèmes, qui sont d’une autre facture.
Ce qui m’intéresse, c’est de donner le texte non seulement nu, mais si possible sans relation directe, en tout cas pas dans le même volume, avec les autres œuvres d’un poète.
Chaque ensemble de livres aura-t-il le même type de cohérence dans le temps ou de cohérence amicale si ce sont des poètes qui se sont connus ?
Ce n’est pas nécessaire, je peux procéder aussi par des rapprochements plus thématiques, ou jouer sur des contrastes. Je le fais déjà dans « Octobre 17 » puisque les poèmes de Bloy ne pourraient jamais être confrontés, normalement, avec les poèmes de Laure. Ils s’excluent mutuellement. Ce qui m’intéresse, précisément, c’est que dans ces deux cas il y a une outrance. Cette outrance, chez Bloy, fait de lui une sorte de Lautréamont chrétien, sans charité, et chez Laure, une révoltée, tout à fait à l’opposé. Mais quelque chose, qui est l’expérience poétique, les rassemble.
Quel est l’accueil des lecteurs ?
L’accueil est, comme dirait l’éditeur, plutôt satisfaisant pour la poésie. La mise en place était honorable, il y a des réassorts réguliers. Le tirage était de sept cents exemplaires, cela fait deux mille huit cents d’un coup puisqu’il y a quatre volumes. Il va y avoir des lectures, il faut un peu de temps, de la pédagogie. Peu à peu, on commencera à voir que cette collection déploie un éventail de plus en plus large sur onze siècles, parce que je compte ne pas me cantonner au XXe siècle, si nous en avons la possibilité, bien sûr. Mon ambition est de traverser tout ce qui est poésie.
Publierez-vous des poètes étrangers ?
Le parti pris de cette bibliothèque est la langue française, il s’agit donc de publier des poètes français, des poètes d’expression française, des poètes francophones, des poètes étrangers ayant écrit en français, Pessoa, Rilke, par exemple, et également des poètes traduits qui ont vécu en France, qui reposent en France ou qui ont eu un lien très fort avec la France, qui a eu un rayonnement extraordinaire. Je pense ainsi à deux femmes, à Unica Zürn, allemande, la compagne de Hans Bellmer qui s’est suicidée en France, et à Alejandra Pizarnik, argentine, qui s’est aussi suicidée. Ce rayonnement de la France ne peut pas être renié, je sais qu’il y a des courants qui jettent le bébé avec l’eau du bain quand on parle de francophonie, mais je n’ai aucun complexe, étant né brésilien, à dire l’importance de cette culture et sa richesse. Je ne vois pas en quoi ce serait faire du néocolonialisme. Je voudrais cette liberté-là, je voudrais donner cette liberté de lecture, désinhiber le lecteur par rapport à tout ce passé.
La bibliothèque reflète cet esprit cosmopolite, curieux, traducteur, qui a beaucoup de liens avec l’Amérique latine, cette ouverture au monde, cet esprit grand voyageur, en même temps cet attachement profond à la France et cette connaissance merveilleuse de ce que Larbaud appelait « le domaine français », auquel il a consacré un livre, destiné à l’origine à un journal argentin et au lecteur lettré intéressé par la culture française.
Outre ce domaine français, il y a le domaine public. Tous les poètes de la collection sont morts, mais tous ne sont pas encore dans le domaine public. Il arrive que l’on demande des droits à l’éditeur, pour Larbaud, par exemple. Je voulais insister sur cette notion de domaine public. Comme vous le savez, il faut soixante-dix ans après la mort d’un écrivain pour que l’œuvre « tombe » – c’est l’expression consacrée – dans le domaine public. Mais on peut aussi employer l’expression « élever » dans le domaine public, c’est-à-dire que cette œuvre devient disponible pour le public et nous pouvons, nous, moi, vous, un tiers, nous emparer de ce qui est un patrimoine commun et lui donner toute sa valeur.
Si l’on accorde toute notre attention à des gens qui, à mon sens, en méritent moins et que, à mon sens toujours, on ne réserve plus aucune attention à ceux qui méritent toute notre curiosité, on se retrouve avec des trous terribles, on se prive de grandes richesses et de grandes merveilles. Actuellement, quand une œuvre « tombe » dans le domaine public, on en fait des produits dérivés, par exemple. À l’inverse, quand on l’élève, on peut parler d’acte militant, d’autant que cet acte n’est pas là où on l’attend ; s’il était trop attendu, il cesserait d’être subversif. Il y a une telle indifférence à l’égard de la poésie que c’est un acte vraiment militant, subversif, de dire : « Lisez Henry Jean-Marie Levet, lisez-le ».
Propos recueillis par Cécile Dutheil