Peintre, dessinateur, écrivain, homme de radio (France Culture, les « Papous »), Henri Cueco, actif, ironique, crée sans cesse. Cette exposition propose une centaine de dessins, grands, colorés. Cueco se révèle ici le complice de très grands peintres anciens : Rembrandt (1606-1669), Philippe de Champaigne (1602-1674), Nicolas Poussin (1594-1665), Ingres (1780-1867), Paul Cézanne (1839-1906).
Connivence d’Henri Cueco (1929-2017). Centre d’Art Contemporain de la Matmut. 425, rue du Château, 76480 Saint-Pierre-de-Varengeville. 15 avril-2 juillet 2017
Catalogue officiel. Matmut pour les Arts/Éditions Tohubohu, 120 p., 20 €
Cueco a souvent choisi des connivences à travers les siècles, les ententes profondes, spontanées, précises des créateurs différents, les compagnonnages parfois étranges, les fraternités insolites, les accords imprévus, des découvertes de styles qui sont tantôt voisins, tantôt distants, les affinités électives, les rapprochements inexplicables.
Dans le catalogue de Saint-Pierre-de-Varengeville, tu lis un dialogue (2011) de Cueco et Évelyne Artaud (critique d’art, directrice de l’association Pérégrines). Par exemple, en 2005-2006, Cueco déconstruit le tableau de Rembrandt, Bethsabée (1654) ; il le met en éclats lumineux et chatoyants, en couleurs éblouissantes, en reflets, en une fulgurance ; il fragmente les formes ; il découpe le corps d’une femme et sa chair rayonne ; il rassemble douze toiles. Le roi David avait aperçu la nudité de Bethsabée surprise dans un bain, ses petits seins, son nombril, ses jambes, sa main ; Cueco la dessine avec une ironie critique et affectueuse. Il reconstruit l’unité du tableau en partant du travail de la série qui se déroule dans des temps successifs. Cueco explique : « Bethsabée pose dans la pénombre d’une cave ; elle est la seule ; sa chair porte sa lumière. En y regardant de près, j’ai vu que Rembrandt avait clos l’espace lumineux de cette cave obscure pour réduire cette irradiation du corps de la Bethsabée à sa seule existence. […] Elle est assise sur sa propre chair sans forfanterie ; la lumière vient d’elle. […] Cette Bethsabée n’est pas idéalisée ; c’est une femme un peu forte, avec un abdomen qui ne triche pas ; ses mains sont celles d’une femme qui travaille. Elle n’est pas belle, elle est émouvante ; elle invite à l’amour. […] Ce qui la rend si émouvante est sa lumière qui transcende les ténèbres, je devrais dire ‟la ténèbre” ».
Dans ce dialogue de 2011, Cueco parle à Évelyne Artaud : « À l’atelier, mon travail quotidien se traduit par ces montages dessinés, très fragiles car pas encore solidarisés entre eux… et je suis toujours à en faire de nouveaux. » Et alors Cueco évoque une recherche plastique qui serait paradoxale, contradictoire, impensable, inachevée, lacunaire : « Quand je commence un travail, je ne sais pas où je vais, il s’enrichit au fur et à mesure, il peut devenir étrange, et puis un jour je décide qu’il est terminé, alors même qu’il ne l’est pas ! On pourrait appeler cette manière de faire une ‟narration non narrative”… Ce que je nomme ‟planche” est en réalité une petite toile avec un dessin au trait, un dessin fragile. C’est l’ensemble de ces planches qui se constitue en récit complexe, à la fois ouvert et fermé sur lui-même, et si ce récit invite à une lecture, il ne raconte rien. » Sans dogmatisme, sans rigidité, sans théorie, Cueco dessinerait « sans méthode, ni système » ; son regard serait multiple et simultané… En 2004-2005, il expose au Musée des Beaux-Arts de Pau des « reprises » de tableaux de Poussin et de Philippe de Champaigne ; cette exposition s’intitule Entre vénération et blasphèmes. Car Cueco respecte et admire la création des peintres et il aime toujours s’amuser.
Lorsqu’il travaille, lorsqu’il peint, lorsqu’il écrit, lorsqu’il pense, Cueco est proche de la philosophie de Vladimir Jankélévitch ; il dira : « J’ai beaucoup écrit ou travaillé sur le rien, le presque rien ; et ce beaucoup qui n’était autre que presque rien, peu de chose, me comble. Il m’arrive souvent de rêver à cet incomplet, à cet incertain. Et pourtant j’y trouve du sens, du certain, du plein, là où l’on pouvait croire qu’il n’y avait que du vide. »
À tel moment, en 1995, Cueco propose plusieurs peintures à partir de L’enlèvement des Sabines (1638) de Nicolas Poussin ; les Romains tentent de s’emparer des jeunes femmes sabines sous la direction de Romulus tandis que les Sabines essaient de s’échapper ; la foule déchaînée tournoie ; les mains des femmes se défendent, refusent ; les Romains étreignent les corps des captives ; se dispersent les fragments des étoffes colorées, les casque d’un Romain ; les passions opposées et la violence s’expriment…
En 1995-1997, Cueco examine L’ex-voto de 1662, d’après Philippe de Champaigne, le grand peintre austère. Cet Ex-voto commémore la guérison miraculeuse de sa fille Catherine. Fasciné par la rigueur et le dépouillement de ce tableau, Cueco multiplie ses variations et il met en pièces l’œuvre. Les signes rouges des croix des sœurs, les morceaux bruns d’un lit et d’une chaise se disséminent, se déplacent en une sorte d’explosion de l’espace. Cueco observe d’autres tableaux de Philippe de Champaigne : des portraits, Port-Royal ; il dessine les yeux, les oreilles, les bouches moustachues, les langues, les plis des robes de religieuses, la silhouette haute du cardinal de Richelieu. Dans les acryliques sur toile, les bonnes sœurs gambillent et font des entrechats ; le classicisme se trémousse et tourbillonne.
Cueco remarque : « Tout le reste n’est que fragments, séquences, raccords… Les récits trop explicites ne constituent pas des phrases… Les suites dessinées somnolent ou, à la rigueur, s’enfoncent dans le néant d’un récit inaudible. »
En 2008-2009, Cueco est minutieux à Montauban à la demande de Florence Viguier-Dutheil (directrice du musée Ingres). Il aime alors les courbes ondulantes, les arabesques des contours. Ingres disait : « Le dessin est la probité de l’art… Il faut modeler rond et sans détails intérieurs apparents. » Cueco imagine un amoncellement de baigneuses voluptueuses, les meutes des chiens, un empilement d’aigles, les gestes élégants des mains, les serpents, les sabots, les pieds arqués des séductrices, les lignes épurées des odalisques en un « dialogue ingresque ».
En 2012, il « reprend » les tableaux de Cézanne : son autoportrait, le bassin du Jas de Bouffan, la montagne Sainte-Victoire, le rocher rouge à Bibémus, les baigneurs et les baigneuses, l’Estaque… Selon Cueco, Cézanne trouverait des problèmes « en termes dialectiques, c’est-à-dire que chaque avancée est posée avec sa contradiction ». Cueco perçoit alors la victoire de Cézanne au cœur d’un ratage. Cueco commente : « Cézanne peint la Sainte-Victoire comme un corps dénudé. Les formes sont allusivement celles d’un corps. Elles le fascinent, il y revient comme à un rendez-vous. Il n’y arrive pas. Et justement parce qu’il n’y arrive pas, il y revient… Il y revient parce qu’il n’y arrive pas. » L’exigence de Cézanne serait peut-être un gouffre de contradictions. Les doutes seraient permanents…
Et, toujours précis, détaillés, exacts, les dessins d’Henri Cueco fascinent. En 1986, Cueco peint douze toiles qui s’intitulent La disparition de la tartine. En 2004, il emploie le graphite et l’aquarelle sur papier : Pomme de terre Mona Lisa. En 2003, il représente une quarantaine de feuilles racornies de noisetiers… Cueco choisit toujours le « parti pris des choses », comme Francis Ponge l’écrivait en 1942.
En 1980, Cueco peint son Pré au Pouget, très près de son atelier. Il observe et dessine les lignes des herbes, leurs entrelacements, les arabesques des graminées, les mouvements infinitésimaux des plantes, le sec et l’humide, un foisonnement sans hiérarchie. En mars 1980, Cueco note : « On est saisi (on l’est souvent dans le paysage limousin) par une vision circulaire de l’espace. Il vous enserre, vous oblige à tourner sur vous-même. On est cerné. »