Victor ou l’échec des idéologues

Dans un bel essai, Jean-Luc Chappey examine le cas de Victor, l’enfant « sauvage » de l’Aveyron, à la lumière de l’évolution politique entre Directoire et Empire.


Jean-Luc Chappey, Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron. Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 272 p., 20,90 €.


Il ne se passe guère de mois sans que les journaux ouvrent leurs colonnes à des faits-divers évoquant un enfant sauvage, retrouvé errant dans les forêts indiennes ou européennes, découvert grimpant dans un arbre, incapable de s’exprimer autrement que par des cris ou des grognements. Les histoires de ces individus qu’on dit élevés par des singes ou des loups, tels de nouveaux Mowgli, se repaissant de baies et dormant dans des tanières, sont souvent dénoncées comme des fabrications. Or elles continuent de passionner les lecteurs. Nul doute que Jean-Luc Chappey, auteur d’un remarquable essai sur « Victor de l’Aveyron » aurait quelques idées sur ce que de telles réactions nous apprennent de la valeur que nous accordons à la civilisation et, surtout, de l’attitude que nous avons envers l’Autre : comme il le met en évidence, par le biais de différents exemples, toute société projette une notion de barbarie correspondant à sa vision des normes.

Jean-Luc Chappey, Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron, Fayard critique

« L’enfant sauvage » de François Truffaut (1970)

Dans Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron, nous sommes invités à reconsidérer l’un des cas les plus célèbres d’enfants « sauvages », celui dont François Truffaut a tiré en 1970 un film mémorable. Rappelons l’arrière-plan factuel – ou ce que nous en savons. En 1797, on signale la présence, dans des bois près de Lacaune, d’un garçon qui s’enfuit à l’approche d’adultes. L’année d’après, des bûcherons réussissent à le capturer, mais il s’échappe. Il sera pris à nouveau en juillet 1799 par des chasseurs qui se trouvent dans la forêt de la Bassine. Il semble alors avoir une dizaine d’années. Personne ne parvient à l’identifier. L’enfant réussit à prendre à nouveau le large mais sera finalement détenu dans la commune de Saint-Sernin-sur-Rance. Comme il n’a pas de nom, on l’appelle d’abord de celui du lieu où il a été pris, Saint-Sernin. On le prénomme ensuite Joseph. La voix commune l’a baptisé Victor, comme le héros d’un drame en trois actes et en prose (« et à grand spectacle », comme le proclame fièrement la page de titre du livret) de Pixérécourt, joué pour la première fois en l’an 6 sur la scène du théâtre de l’Ambigu Comique, et fondé sur un roman à succès de Ducray-Duminil, grand pourvoyeur de fiction mélodramatique en ces années post-révolutionnaires.

À la différence du héros fictif de Victor ou l’enfant de la forêt, auquel il doit son nom habituel, le jeune garçon ne se dirige pas vers une fin heureuse, malgré les efforts de ceux qui l’entourent : appréhendé dans l’Aveyron, il ne retrouvera plus jamais de liberté véritable. Il est pris en charge par les autorités qui entendent civiliser le « sauvage » et l’emmènent pour cela d’abord à Rodez, puis à Paris, convaincus qu’ils lui accordent ainsi les meilleures chances de rentrer dans le giron de la communauté en le confiant à des experts.

Nous sommes à une époque à laquelle on croit encore à la perfectibilité humaine, à la régénération possible des régimes et des nations. Le jeune « sauvage » est vu par Jean-Marc-Gaspard Itard (1774-1838), un chirurgien et futur médecin humaniste, comme offrant l’occasion inespérée de mettre à l’épreuve des efforts de socialisation et d’éducation d’un être qui arrive dans la capitale peu ou prou à l’état de nature. Pour un membre de la Société des observateurs de l’homme, comment ne pas se sentir investi d’une mission ? Avec optimisme et générosité, le docteur va se lancer dans une entreprise dont l’administration conclut en 1807, de manière définitive, qu’il s’agit d’un échec complet. Victor ne serait qu’un « idiot », incapable de maîtriser les savoirs qu’avec l’abbé Sicard, Itard parvient le plus souvent à inculquer aux sourds-muets de l’Institution dans laquelle le jeune Aveyronnais est recueilli. La pédagogie républicaine a ses limites face à un individu qui paraît n’avoir aucune capacité d’apprentissage.

Jean-Luc Chappey, Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron, Fayard critique

L’insuccès, comme le montre Jean-Luc Chappey est celui d’un cas particulier, celui du malheureux Victor, mais il entraîne aussi la contestation implicite d’un modèle selon lequel tout être est susceptible de recevoir l’instruction nécessaire pour devenir un bon citoyen. Il traduit aussi le regard d’une administration qui n’entend pas investir dans un être qui ne rapporte rien. C’est qu’au moment où la décision est prise de trancher sur le sort de l’adolescent, le vent a tourné : le rôle des savants et de la science n’est plus le même que sous le Directoire. On leur dénie un magistère qui fleurait trop les principes républicains. On ne veut surtout plus transformer les êtres, inscrire la collectivité dans une dynamique de progrès, mais bien plutôt asservir les peuples et contrôler leurs actions. Il ne s’agit plus de trouver les moyens d’inclure les marginaux, mais plutôt de les exclure du corps social avec un regard qui rejette au lieu d’accueillir. Le ci-devant enfant est confié à une gouvernante et meurt dans l’indifférence vers l’âge de quarante ans. Une chanson incluse dans une petit comédie jouée en 1800, Le Sauvage de l’Aveyron ou il ne faut jurer de rien, qui donne voix aux premiers hommes à être entrés en contact avec « Victor » en acquiert une forme d’ironie amère :

« Sans bien connaître tous ses droits

Jamais on ne fut vraiment libre,

Et notre ignorant dans les bois

Ne savait pas qu’il était libre.

Or, comme il est bien arrêté

Que tout homme doit être libre,

Exprès nous l’avons arrêté,

Pour l’informer qu’il était libre. »


Cet article a été publié sur Mediapart.

À la Une du n° 32