Le rhinocéros de Dürer, de Jean-Bernard Véron, est un « récit fondé sur des faits réels », dit l’éditeur, mais à qui se fier ? On dirait plutôt un conte à la manière de Voltaire, un conte qui exalte la sagesse sensuelle de l’Orient pour mieux dénoncer les travers et l’arrogance de l’Occident. Dans Biographies animales, Éric Baratay reconstitue les « biographies » de quelques animaux parvenus dans le monde des êtres humains à une célébrité inhabituelle.
Jean-Bernard Véron, Le rhinocéros de Dürer. Actes Sud, 160 p., 17 €
Éric Baratay, Biographies animales. Seuil, coll. « L’univers historique », 300 p., 22 €
En 1515, le navigateur et explorateur portugais Afonso de Albuquerque – capitaine dévot et autoritaire – débarque dans un port des Indes (le « sultanat de Cambaïa ») pour y fonder, éventuellement par la force, un comptoir de commerce. Le riche sultan de l’endroit, Muzaffar, ne sachant comment refuser à ce barbare puant ce qu’il exige, a la fine idée de lui offrir un cadeau aussi précieux qu’encombrant, un rhinocéros, qui donne son titre au livre de Jean-Bernard Véron. Il faut bien accepter, embarquer l’animal, et revenir sans tarder à Lisbonne. L’animal – notoirement ombrageux – est embarqué avec force treuils, filins et palans, et l’on anticipe, on devine les difficultés que va rencontrer l’entreprise. D’abord entraver la bête rétive sur le pont, l’apaiser, la nourrir, la laver…
Mais, curieusement, tout se passe remarquablement bien, grâce (le récit ironique prend ici une allure plus convenue, presque sentimentale) à l’intervention romantique du jeune soigneur, ou cornac, Oçem, qui, sur une impulsion, décide d’accompagner la bête formidable dans son périple vers l’Europe. Il rencontrera l’amour avec la charmante Mumtaz, le bonheur et la mort.
Après six mois de navigation, le navire et son encombrant chargement sont de retour au Portugal, et Albuquerque, rêvant de royale récompense, s’empresse de donner ce dangereux cadeau au roi du Portugal, qui se trouve à son tour bien embarrassé. La solution s’impose : en faire cadeau au pape, un Médicis, Léon X, qui a besoin d’argent pour ses travaux d’architecture à Rome et qui saura apprécier la valeur de l’original présent. Malheureusement, le navire, après un passage en France, coule au large de l’Italie, et le rhinocéros meurt noyé. Sa païenne dépouille se trouverait dans les inaccessibles caves du Vatican.
Paradoxe, c’est par la gravure d’un artiste on ne peut plus chrétien et allemand, un maître de l’Occident, que la figure monstrueuse de cet animal, jusqu’alors inconnue dans le jardin d’Éden, a été préservée et popularisée. Dürer le dessine, avec exactitude, sans jamais l’avoir vu… Quant au rhinocéros lui-même, le héros de ce conte, il est resté muet et anonyme comme ses congénères d’Afrique que rencontre Hemingway dans les « vertes collines », pour leur malheur. Personne n’a recueilli son sentiment, et aujourd’hui le rhinoceros unicornis d’Inde est une espèce en danger. La curiosité unilatérale de l’Occident lui sera-t-elle fatale ?
Les tribulations de la brute anonyme ne peuvent manquer de faire songer à la fameuse girafe que le pacha d’Égypte offrit à Charles X et qui arriva à Paris en mai 1827, après un long périple depuis sa capture deux ans auparavant au Soudan. Cette apparition exotique a suscité une curiosité bien documentée, mais l’historien Éric Baratay, dans son souci d’individualisation de la condition animale, tente de reconstituer aussi les souffrances du pauvre animal : séparé de son groupe, nourri sans discernement, mal compris dans ses gestes et son comportement, transporté dans de pénibles conditions, souffrant de la chaleur et du froid, c’est miracle que le girafon – en fait une femelle résistante, « calme et soumise » – ne soit pas mort en chemin. Comme le rhinocéros de Dürer, la girafe de Charles X est d’abord un être vivant soumis à un stress considérable avec la capture, la captivité et les voyages et il serait possible aujourd’hui de deviner, avec ce que l’on sait de l’éthologie et de la physiologie des girafes, quel fut le vécu de l’animal, son Erlebnis, son « expérience vécue » en quelque mesure.
L’entreprise d’Éric Baratay est un peu singulière et, dans son principe, hasardée : reconstituer les « biographies » de quelques animaux parvenus dans le monde des êtres humains à une célébrité inhabituelle, comme Modestine, l’ânesse qui accompagne Stevenson dans son voyage dans les Cévennes et que l’Écossais épuise par ses marches, ou Bauschan, le chien bavarois de Thomas Mann, sommé de s’adapter sans réciprocité à un milieu familial. Et bien d’autres exemples de singes déguisés en petits hommes, abrutis par le chagrin. Chaque fois, il s’agit d’une occasion manquée, d’un « recouvrement partiel » des expériences, de la « délicate rencontre entre deux mondes » étrangers l’un à l’autre, rencontre le plus souvent violente.
Un chapitre, en particulier, fait habilement ressentir cette discordance des expériences et des points de vue quand l’Homme rencontre l’Animal. Éric Baratay évoque avec une forme de compassion paradoxale le taureau qui, d’un coup de corne, tua le célébrissime toréro Manolete en 1947 : dans une tentative stylistique singulière et assez réussie, il détaille les épisodes successifs de la corrida tragique, là encore très documentée, en faisant alterner le vécu, le ressenti inexprimé du taureau (ici en caractères romains) et le point de vue scientifique (en italique) : « soudaine douleur entre les épaules [Manolete, sûr de lui, enfonce lentement l’épée, jusqu’aux deux tiers, à l’endroit recommandé (la cruz) entre la colonne et une épaule]… souffrance exacerbée, descendant lentement, profondément [traversant les muscles dorsaux, perçant les poumons […] sans atteindre le cœur très bas, car la mort aurait été quasi immédiate]. » Éric Baratay démolit au passage plusieurs légendes à propos du taureau de combat et de quelques autres espèces animales.
Mais c’est sur un plan plus général, loin du pittoresque et de la compassion spontanée, qu’il défend une thèse hardie : « évitons – dit-il en se référant à Thomas Nagel – de postuler que l’évidente subjectivité humaine empêche d’atteindre une réalité et que seuls les discours sont analysables. […] Nos flagrantes limites ne doivent pas faire proclamer paresseusement l’impossibilité de quêter les réalités extérieures et justifier de se complaire dans le nombrilisme humain ; l’obsession de nous et de soi ». Telle serait l’ultime leçon du rhinocéros et de la girafe : comme le suggère La Fontaine, dans le « Discours à Madame de la Sablière », il faut attribuer à l’animal, « non point une raison selon notre manière », réflexive, « mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort ».