Sionisme et psychanalyse

Publié en 2007 en hébreu, puis traduit en anglais en 2012, ce livre, où l’érudition ne nuit aucunement à la lisibilité, est l’œuvre d’Eran Rolnik, psychiatre, psychanalyste et historien, non dépourvu de connaissances philosophiques, théologiques et politiques. Autant de qualifications auxquelles on adjoindra un talent que l’excellente traduction française vient souligner, et qui donnent à cet ouvrage une facture didactique à même d’éviter au lecteur de s’égarer dans un domaine qu’il a toutes les chances de n’avoir fréquenté, au mieux, que superficiellement : celui de l’histoire de la Palestine sous mandat britannique jusqu’à l’avènement de l’État d’Israël, celui du débat intellectuel et politique qui s’y déroule – confrontations, rencontres et antagonismes – entre le sionisme et son évolution, moteur de l’émigration initiale et de l’État à venir, le socialisme marxisant et la psychanalyse, œuvre de ce juif pas comme les autres, Freud.


Eran Rolnik, Freud à Jérusalem : La psychanalyse face au sionisme. Préface d’Abraham B. Yehoshua. Trad. de l’anglais par Gilles Rozier. L’Antilope, 445 p., 24,50 €


Le danger existe, qui consiste à penser ou essayer de penser l’histoire de la psychanalyse en Palestine juive à travers le prisme de l’État d’Israël contemporain et de la forme actuellement dominante du sionisme, son versant ouvertement colonialiste. C’est cet obstacle que contourne la démarche de Rolnik, en nous rappelant que le discours sioniste de l’époque des premières immigrations en terre palestinienne, discours fortement marqué par le mouvement des idées en Europe, trouvait dans l’étude de ces doctrines savantes – le marxisme, la psychanalyse et les sciences sociales – un moyen d’appréhender d’une manière autre que celle de la tradition religieuse « la détresse existentielle du peuple juif ».

« La rencontre des pionniers sionistes et des disciples de Freud immigrés en Palestine suscita autant d’enthousiasme qu’elle engendra de malentendus » : entre le moment où Jones faisait état à Freud de la fierté que pouvait inspirer à Haïm Weizmann (futur premier président de l’État d’Israël) le souvenir de ces « pauvres immigrants de Galicie arrivant en Palestine avec pour tout bagages Le Capital dans une main et L’Interprétation des rêves dans l’autre » et la psychanalyse israélienne contemporaine, marquée par « l’impact du conflit israélo-arabe », dont le patient « est l’exact opposé de l’homme nouveau tel qu’il fut rêvé par la révolution sioniste », il s’est écoulé plusieurs décennies durant lesquelles l’enthousiasme des pionniers a progressivement cédé la place à « la crainte permanente de l’anéantissement », trajectoire à même d’expliquer, sinon de justifier, qu’il soit difficile aujourd’hui pour les analystes juifs d’Israël d’adhérer à l’injonction freudienne, alors adressée à Ferenczi, selon laquelle il convenait d’extirper sa libido du sentiment patriotique.

Eran Rolnik, Freud à Jérusalem, L’Antilope

Eran Rolnik

Parcourant cette terre meurtrie par l’histoire et traversée par des oppositions souvent passionnelles, nous sommes invités à découvrir ce qui va y façonner l’histoire de la psychanalyse, à savoir, prioritairement, la distinction inébranlable, repérable à tout instant, entre le Freud « intime » – le Freud juif – et le Freud savant qui ne veut en aucun cas que son œuvre puisse être considérée comme étant, de près ou de loin, une science juive. Sans entrer à présent dans le détail de la position freudienne cent fois répétée, il importe de rappeler que Freud, qui n’était pas hostile au nationalisme juif, en rejetait toutefois les formes les plus offensives, comme en témoigne une lettre de 1930 adressée au responsable d’une organisation sioniste qui lui demandait son soutien, lettre dans laquelle, tout en rappelant sa fierté face à l’université de Jérusalem, il dit ne pas penser que « la Palestine puisse jamais devenir un État juif ni que les mondes chrétien et musulman soient un jour prêts à confier leurs lieux saints à une autorité juive ».

Cette attitude, aussi permanente qu’intransigeante, va déterminer, conjointement avec l’évolution politique du sionisme, les démarches des uns et des autres : les tentatives de synthèse de certains et non des moindres, Max Eitingon, par exemple, dont on va reparler ; le rejet final de la psychanalyse pour d’autres, rejet plus ou moins discret tel celui de Martin Buber ; ou encore l’abandon des perspectives sionistes, dans le cas d’Arnold Zweig mais aussi d’analystes peu connus en France qui émigreront aux États-Unis, comme David Eder ou Dorian-Isador Feigenbaum.

Max Eitingon, cet analysant de Freud qui allait devenir une figure institutionnelle centrale du mouvement psychanalytique, qui fut le fondateur au début des années 1920 de la polyclinique psychanalytique de Berlin et définit les règles de la formation des analystes encore en vigueur aujourd’hui dans l’International Psychoanalytic Association – ces règles et la conception attenante contre lesquelles lutta Lacan –, émigre en Palestine en 1933, ce qui consterna Freud et sa fille Anna : il y fonda, sur le modèle berlinois, la Société psychanalytique de Palestine et l’Institut de formation de Jérusalem incarnant la tentative de complémentarité entre l’Homo psychoanalyticus et l’Homo sionistus.

Les années qui suivirent furent celle du déploiement de la dictature hitlérienne : Eran Rolnik dresse à cette occasion le tableau peu glorieux des compromissions de nombre d’analystes allemands et autrichiens non juifs qui crurent pouvoir composer avec ce régime mais aussi celui de l’attitude des responsables de l’Association psychanalytique américaine que l’Anglais Edward Glover allait devoir supplier pour qu’ils prennent en compte la situation tragique des psychanalystes d’Europe centrale.  Sont évoqués ainsi les figures et surtout les déboires que connurent nombre d’analystes juifs qui furent non seulement chassés mais souvent traités comme des parias dans leur exil : ainsi de Max Stern, d’Edith Jacobson, de Margaret Fenichel ou d’Hélène Deutsch, parmi d’autres : difficultés et humiliations qui peuvent éclairer l’édulcoration progressive des positions de certains au regard des exigences freudiennes.

Eran Rolnik, Freud à Jérusalem, L’Antilope

Des difficultés de même nature allaient scander l’immigration de nombre d’intellectuels, analystes mais pas seulement, en provenance d’Europe centrale, suspectés de ne pas manifester suffisamment d’adhésion au sionisme et à la religion juive. C’est ainsi que si « la Palestine en vint à être considérée comme un refuge de dernier recours pour les psychanalystes expérimentés d’Europe », nombre d’entre eux, tel Theodor Reik, se refusèrent à gommer le caractère subversif de la pensée freudienne vis-à-vis des dogmes religieux, comme Eitingon les y encourageait. Ce sont des difficultés de même nature qui empêchèrent longtemps que la psychanalyse fût enseignée à l’université hébraïque : Eitingon en fut longtemps contrarié, et plus encore lorsqu’il découvrit que, dans la perspective de la nomination d’un responsable de la chaire de psychanalyse, si elle devait être créée, Freud, qui cachait de moins en moins sa désapprobation quant à la proximité croissante de son élève avec le sionisme, fit connaître sa préférence pour Moshe Wulff, ce psychanalyste d’origine russe, membre de la Société psychanalytique de Vienne dès 1911, qui avait collaboré avec Eitingon mais se montrait réticent à l’égard de toute concession faite au sionisme dans le champ psychanalytique.

L’ultime ouvrage de Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, n’allait pas rendre plus confortables les relations entre la psychanalyse et les intellectuels sionistes de l’immigration : ce livre, écrit Eran Rolnik, « semblait vouloir rappeler au lecteur de Palestine que la pensée du fondateur de la psychanalyse ne pourrait jamais faire bon ménage avec les autres Juifs, qu’ils fussent sionistes ou pas ».

D’autres tentatives de conciliation entre Freud et des intellectuels, des philosophes notamment, ayant fait partie des différentes vagues d’immigration en Palestine – des premières en particulier –, laissent apparaître, plus encore que des difficultés, des incompréhensions et des oppositions que Freud, capable d’être glacial lorsqu’il sentait une telle impossibilité, résumait en écrivant par exemple à Jakob Klatzkin, philosophe et journaliste sioniste hostile à la psychanalyse qui avait néanmoins cherché à dialoguer avec lui, qu’un tel échange ne pourrait être comparable qu’à « ceux entre un ours polaire et une baleine ».

Si la psychanalyse continue bel et bien d’exister dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, si même, à en croire Eran Rolnik dans les dernières pages de son livre, elle semble ne pas avoir – pas encore ? – été atteinte par le déclin qu’elle connaît en Europe et aux États-Unis, c’est, semble-t-il, au prix de concessions ou de glissements vers une idéologie fortement marquée par la religion et une forme étroite de sionisme qui risquent fort de la faire évoluer vers des conceptions adaptatrices délestées de toute charge subversive.

À la richesse de cet ouvrage, qui fourmille d’anecdotes et de documents rares, il faut ajouter la présence, en fin de volume, d’une bibliographie internationale de près de trente-cinq pages qui contribue à en faire un véritable et incontournable usuel en la matière.

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