Jean Eustache : ombre et Lumière

L’opposition a la vie dure chez les cinéphiles : d’un côté, les enfants des frères Lumière qui, de Renoir et Rossellini aux frères Dardenne, voueront toujours un culte au réel et à son enregistrement ; de l’autre, la descendance de Méliès : elle irait des fantasmagories de Busby Berkeley à Terry Gilliam et Michel Gondry, et placerait la projection au cœur du septième art. Sans doute structurante, une telle dualité fait fi de la nécessaire alliance du spectacle et de la réalité au cinéma. Il convient cependant de reconnaître la réalité française de la descendance des Lumière, c’est-à-dire des cinéastes qui « font rendre gorge à la réalité » (l’expression est de Jean-Luc Godard) ; il faut souligner la place éminente qu’occupe parmi eux le très regretté Jean Eustache (1938-1981).


Rétrospective Jean Eustache. Cinémathèque française (jusqu’au 27 mai)

Luc Béraud, Au travail avec Eustache (making of). Institut Lumière/Actes Sud, 264 p., 23 €

Jean Eustache, Une sale histoire (1977). DVD Potemkine


À l’instar de Philippe Garrel et de Maurice Pialat, Jean Eustache fonde son cinéma sur sa propre vie. Davantage encore que ces autres rares enfants de Louis Lumière, il renoue par ses films avec la grande tradition française de l’autobiographie qui, de Montaigne à Leiris en passant par Rousseau, s’intéresse moins au récit d’une vie qu’à la connaissance de soi, fût-elle basée sur l’expérience de la douleur et le masochisme d’un minutieux bourreau de soi-même. Dans un très bel exercice de mémoire, et pour caractériser l’inspiration d’Eustache, son assistant Luc Béraud a bien raison d’évoquer Michel Leiris et sa fameuse « ombre d’une corne de taureau » qu’il conviendrait d’entrevoir pour échapper à l’inanité du récit de soi et à la misère de la littérature. Jean Eustache est allé au bout de cette tâche et, contrairement à l’auteur de L’Âge d’homme, il a parfaitement réussi son suicide, chez lui, rue Nollet à Paris, d’une balle dans le cœur à quelques jours de son quarante-troisième anniversaire.

Il peut paraître étonnant à un esprit non prévenu de voir se côtoyer des noms illustres de la littérature et un cinéaste tombé dans un quasi-oubli ; et d’apprendre aux plus jeunes le destin tragique de l’auteur de La Maman et la Putain (1973), film illustre et « arraché pantelant au vécu », pour parler comme Flaubert, héritage de l’esprit de 68 pour toutes les générations, mais film hélas simplement « connu pour sa notoriété », pour évoquer cette fois Heinrich Heine. Car on ne peut pas voir les films de Jean Eustache : sous le prétexte d’un désaccord financier, l’unique ayant-droit, Boris Eustache, fils du cinéaste, a « organisé l’invisibilité de l’œuvre », pour reprendre les termes mêmes de Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française. Voilà pourquoi, dix ans après le précédent hommage, la noble institution de la rue de Bercy (à ne pas confondre avec une autre) organise derechef une rétrospective : c’est pour l’heure la seule façon d’avoir accès aux films, ce ne fut pas chose facile – comme l’attestent les propos de M. Bonnaud – et il est de toute manière absolument déplorable de ne pas disposer d’une édition DVD d’une œuvre composée en tout et pour tout d’une douzaine de films aux formats les plus divers. Une exception cependant : Une sale histoire (1977), produit par les Films du Losange, est désormais disponible chez Potemkine.

Rétrospective Jean Eustache, Cinémathèque française

Avant d’en dire deux mots (car cette histoire de voyeurisme vaut le détour), il faut revenir à celui qui est la matière de ses films et qui a en effet marqué d’un film chacune des grandes étapes de son existence. Jean Eustache est et restera un pauvre : certains, tel Jean Douchet, virent à juste titre son apparition comme « l’irruption du prolétariat dans le monde du cinéma ». Il ne s’est jamais départi de son bel accent chantant de Narbonne et resta toujours attaché à sa ville, même si l’enfant fut d’abord élevé par sa grand-mère à Pessac. Un biographème ; au moins deux films. À son aïeule chérie, il consacra un documentaire « radical », Numéro Zéro (1971), long entretien où l’on comprend de première main, par un témoignage singulier et intime, l’âpreté de l’existence pour les gens du peuple, dans le Sud-Ouest, pendant la première moitié du XXe siècle. Eustache vient de là. Il racontera lui-même sa jeunesse à l’occasion de son deuxième grand film de fiction, Mes petites amoureuses (1974), œuvre moins célèbre que La Maman et la Putain, et réalisé dans la foulée du film parisien. Martin Loeb incarne Daniel, double du jeune Eustache qui doit quitter sa grand-mère pour vivre à Narbonne avec sa mère et son nouveau compagnon (un ouvrier espagnol taiseux interprété par… Dionys Mascolo). La dureté de la vie est de nouveau au rendez-vous : l’adolescent n’ira pas au collège, il sera placé en apprentissage chez un marchand de cycles – tout comme Eustache, dont le seul diplôme est un CAP d’électricien.

Mais, comme l’indique la référence rimbaldienne (« Ô mes petites amoureuses / Que je vous hais ! / Plaquez de fouffes douloureuses / Vos tétons laids ! »), l’amertume liée à un déterminisme social implacable laisse toute sa place à l’humour, aux premiers émois et à la possibilité d’un ailleurs – après tout, Eustache deviendra cinéaste. Après une ouverture aux relents proustiens (éveil dans une chambre), le générique indique une tonalité : « Douce France » de Charles Trenet – immense admiration d’Eustache pour son compatriote –, c’est à la fois le pays perdu et retrouvé, « mon village au clocher, aux maisons sages » de la grand-mère et l’énième retour à Narbonne, sa ville, où il avait déjà tourné Le Père Noël a les yeux bleus (1966). L’évocation de la ville, belle et banale, fait d’évidence contrepoids avec le Saint-Germain-des-Prés de La Maman et la Putain. L’ennui et la solitude, les promenades sur « les allées », les séances de cinéma au Kursaal, tout prend sens au regard d’un avenir parisien à proprement parler inatteignable à cette époque. Seul l’érotisme fait le lien : la fascination pour Ava Gardner dans Pandora sur l’écran du Kursaal renvoie moins à la cinéphilie naissante qu’aux filles que l’on embrasse avec maladresse au balcon de la salle de cinéma.

Rétrospective Jean Eustache, Cinémathèque française

La fascination pour le sexe féminin, grande obsession du cinéaste, se trouve là à l’état naissant, y compris par le biais du voyeurisme quand Daniel assiste sans y participer à un jeu érotique à trois dans un compartiment de train. Eustache traitera précisément cette question dans Une sale histoire, étrange diptyque qui met en scène le même récit sous forme d’une fiction suivie d’un documentaire. Un texte identique et scrupuleusement récité, d’abord par Michael Lonsdale puis par Jean-Noël Picq, ami proche d’Eustache : il est question d’un homme qui observe les femmes dans les toilettes d’un café parisien. Dispositif obscène et expérimental, Une sale histoire devient un film rigoureusement sadien quand le récit fait place à une conversation – tout aussi écrite et répétée – entre des hommes et des femmes sur le statut de la pulsion liée à la fragmentation du corps féminin. Rien n’est montré, tout est suggéré et le spectateur, happé par cette « double séance », voit la scène avec une acuité que le cinéma pornographique ne saurait approcher.

En dépit d’expériences fondées elles aussi sur la répétition, comme par exemple les deux Rosière de Pessac (1968 et 1979), documentaires sur une tradition quelque peu oubliée, des fulgurances des derniers films (Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, Les photos d’Alix), Eustache reste à tout jamais l’auteur de La Maman et la Putain. L’œuvre fleuve (trois heures et quarante minutes) est elle aussi rigoureusement écrite, certains passages, comme le dernier long monologue de Véronika (Françoise Lebrun), tenant à cet égard du prodige ; elle est aussi très strictement autobiographique, recelant de vertigineux effets de miroir entre l’art et la vie. Le film, dédié à Catherine Garnier (la véritable « Maman »), est tourné dans son propre appartement pour les séquences chez Bernadette Laffont (Marie dans le film), qui joue donc le rôle de Catherine, un des grands amours d’Eustache. Le cinéaste venait de vivre une autre passion pour Françoise Lebrun, autre actrice du film (Véronika, la « putain »), mais c’est Isabelle Weingarten (Gilberte) qui incarne Françoise Lebrun… laquelle joue le rôle d’une autre maîtresse d’Eustache, Marinka, que l’on aperçoit dans le film – c’est elle qui demande du feu à Alexandre au café de Flore. « C’est à faire tourner la tête ! », aurait dit la Maréchale de Diderot.

Rétrospective Jean Eustache, Cinémathèque française

Ces jeux d’identité en miroir sont en quelque manière redoublés par les apparitions d’Eustache dans ses films : il ne se privera pas de croiser le jeune Daniel sur les allées de Narbonne, tel un time traveller du réalisme ; il substitue l’ironie au décrochage temporel dans La Maman et la Putain où, fugace apparition, il interprète le mari de Gilberte, c’est-à-dire son propre rival, car Alexandre (Jean-Pierre Léaud/Eustache) avait demandé la main de la jeune femme au début du film. Comme c’est le cas pour toutes les grandes œuvres littéraires et cinématographiques, il n’est nul besoin de posséder toutes les clés pour apprécier la création et entrer dans la fiction ; en un second temps, cependant, le vœu d’ignorance empêche de saisir la démarche foncièrement proustienne de Jean Eustache. En outre, si le lecteur de ces lignes ne se précipite pas à la Cinémathèque, il y a fort à parier qu’il en restera à ce second temps sans avoir eu accès au premier, celui de la projection, toujours interdite.

Tout se passe en effet comme si une absurde malédiction pesait sur cette œuvre dont l’existence même a relevé du miracle. Parce que sa femme était la secrétaire des Cahiers du Cinéma, le timide cinéphile méridional a pu faire des rencontres déterminantes, et c’est Jean-Luc Godard lui-même qui aida Eustache à financer Le Père Noël a les yeux bleus, première œuvre majeure, présenté au festival de Pesaro, premier film narbonnais, première collaboration avec Jean-Pierre Léaud – dont la présence se révélera aussi capitale pour Eustache qu’elle l’a été pour Truffaut et Godard. L’obsession de l’ombre, la passion du jeu – qui le ruinera avec une grande régularité –, le dandysme et les provocations, l’amitié éternelle (pour Jean-Noël Picq, pour Jean-Jacques Schuhl) et les femmes qui passent, toute cette vie à la fois envahissante et dérisoire a finalement laissé quelque place à l’œuvre. Il serait presque légitime de s’en étonner. Il ne faudrait pourtant pas oublier que pour Eustache – comme pour Garrel, un peu isolé dans cette posture aujourd’hui – la vie est plus importante que les films, lesquels, il l’a souvent dit, « se font tout seuls » et paraissent ne demander aucun génie particulier. Ultime leçon des Lumière.

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