« Pour la première fois, toutes les nouvelles de Faulkner […] se trouvent réunies en un volume », signale le petit prospectus de la Pléiade [1] qui accompagne la parution du sixième volume de l’auteur dans la collection. Et en effet, la centaine d’histoires présentées en 1 541 pages (plus les introductions, les notices et les notes, ce qui porte le nombre de pages à 1 824) vient compléter les cinq volumes précédents qui comportent, eux, les œuvres romanesques de Faulkner. Mais s’il est extrêmement précieux de voir rassemblées en traduction française certaines de ses nouvelles, est-il vraiment nécessaire de les avoir « toutes » lorsqu’on n’est pas spécialiste de l’écrivain (quand on est spécialiste, on les lit d’ailleurs en langue originale) ?
William Faulkner, Nouvelles. Édition établie par François Pitavy. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jules Bréant, Louise Bréant, Maurice-Edgar Coindreau, Didier Coupaye, Renée Gibelin, Michel Gresset, François Pitavy, René-Noël Raimbault, Henri Thomas, Ch.-P. Vorce et Céline Zins et révisé par François Pitavy. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 824 p., 67 € (prix de lancement)
La Pléiade a beaucoup valorisé l’idée d’œuvres intégrales, tout en n’ignorant rien des questions que pose la notion même de complétude, et s’en est expliquée dès 2006 dans une Lettre de la Pléiade (n° 26) avec un court texte intitulé « Les coulisses de la Pléiade : être ou ne pas être complet ? ». Ces deux pages fournissent une bonne réflexion sur la question insoluble de l’exhaustivité d’une œuvre littéraire, et énoncent les principes forcément flous et à géométrie variable qui président à la politique éditoriale de la collection : pour inclure ou non un écrit dans un volume, la Pléiade doit en effet effectuer des choix d’ordre « esthétique » et « commercial » (catégories qui se passent d’explications), et d’ordre « intellectuel » (ce qui signifie que tel texte mineur est jugé « apporter un éclairage intéressant » sur d’autres plus connus de l’auteur). Rien à redire à cette mise au point, pas même à sa conclusion en forme d’esquive, hormis son style un brin ringard : « On le voit, ce n’est que par convention que l’on parle d’œuvres complètes. ‟De la nécessaire incomplétude des œuvres complètes” : ce beau sujet a déjà fait couler pas mal d’encre. Sans doute aurons-nous à y revenir. »
Qu’on y revînt eût été assurément une bonne idée pour ces Nouvelles qui viennent de sortir et closent dans la Pléiade l’œuvre de Faulkner, mais le font de manière décevante, livrant au lecteur des textes pour beaucoup de si faible intérêt que même le très pratique argument « intellectuel » (le fameux « éclairage » sur « l’apprentissage », « le devenir », le ceci ou le cela d’un écrivain) aura du mal à convaincre. Non, Faulkner ne mérite pas qu’on noie dans une masse de petits écrits destinés aux journaux (« Croquis de la Nouvelle-Orléans »), de niaiseries (« Mayday », « L’arbre aux souhaits »), de versions antérieures ensuite remaniées, de pages « non recueillies par l’auteur », etc. les nouvelles que lui–même avait choisies en 1950 pour son volume de Collected Stories (traduit ici par « Histoires recueillies ») et au sein duquel figurent ses meilleures comme « L’incendiaire », « Les bardeaux du Bon Dieu », « Une rose pour Émilie », « Septembre ardent »… Ajoutons que, même parmi les quarante-huit nouvelles de ces « Histoires recueillies », certaines sont loin d’être époustouflantes ; le nouvelliste n’y manifeste pas toujours – à quelques magnifiques exceptions près – la géniale splendeur du romancier.
Donc, voilà ! La Pléiade fournit aujourd’hui, sans doute pour des raisons quantitatives (il était impensable de produire un livre de taille modeste) et pour compléter un projet prévu de longue date, un gros volume d’écrits de qualité inégale, où il est de surcroît un peu compliqué de se débrouiller. Heureusement, la présentation sérieuse de François Pitavy rappelle le rôle des nouvelles dans l’œuvre de Faulkner : alimentaire pour beaucoup (c’est la fonction qu’elles remplissaient aussi pour ses contemporains Fitzgerald et Hemingway), quasi préparatoire pour d’autres (elles servirent à constituer des œuvres qu’on considère aujourd’hui comme unifiées comme, par exemple, Go Down Moses). Le rapport ambigu de l’auteur au genre est aussi souligné. Dans une lettre célèbre de 1956, il déclarait en effet qu’il était « un poète raté » et ajoutait : « Peut-être que tout écrivain souhaite d’abord écrire de la poésie, constate qu’il n’y parvient pas et alors donc s’essaie à la nouvelle, qui est la forme la plus exigeante qui soit après la poésie. Puis, n’y parvenant pas, il se met finalement à écrire des romans. » Voire…
Enfin, les notices conclusives effectuent, elles, des mises au point sur des aspects historiques, sociologiques et psychologiques mais abordent peu le domaine stylistique, très difficile à traiter pour une œuvre en traduction. Ce quasi-silence révèle justement la traditionnelle difficulté de la transposition en français. Les traductions de ces textes des Nouvelles, révisées ou réalisées plus récemment, sont l’œuvre de bons ou d’excellents spécialistes, mais c’est comme si le « faulknérien », cette langue si particulière, ne parvenait pas tout à fait à s’y faire entendre.
En effet, Faulkner, quand il est à son meilleur, déploie souvent à l’intérieur des mêmes textes – et ici on simplifie affreusement – une écriture qu’on pourrait dire « aller de soi » parallèlement à une autre qui, suspendant le sens, force à une expérience émotionnelle de lecture très particulière. De cette dernière écriture, il faut saisir la clé tonale qui seule permet, en entendant une voix narrative intermittente et bouleversante, de surmonter les apparentes difficultés d’une syntaxe altérée, du flot d’images, des ambiguïtés et des redoublements, de la précipitation rythmique… Alors s’élève la « sorte de mélopée ou d’invocation », typique de l’intensité dramatique faulknérienne, dont parlait l’écrivain Conrad Aiken. Elle est ici souvent peu perceptible, et la beauté symphonique faulknérienne reste inaudible (tant dans le domaine tragique que dans le registre grotesque, qui souffrent tous deux soit de platitude soit de patoisisation).
Il reste que certaines des plus belles pages de Faulkner figurent dans les « Nouvelles recueillies » de ce volume de Nouvelles et que, avec une petite connaissance préalable de la partition faulknérienne et après lecture de la préface, le lecteur pourra les y trouver. Qu’il se tourne par exemple vers le grand paragraphe évoquant la chevauchée de De Spain vue par l’enfant Sarty à la fin de « L’incendiaire » (ah ! comme le titre original, « Barn Burning », est plus complexe et plus riche que ce titre décevant) et il aura l’exemple d’un des moments les plus saisissants de l’écriture faulknérienne. Il comprendra alors pourquoi toute une génération américaine eut à se plaindre de devoir écrire « dans l’ombre » du génial écrivain du Mississippi. En effet, quelle ombre gigantesque projetait et continue de projeter leur ancêtre inspiré !
-
Le texte se trouve aussi dans La Lettre de la Pléiade, février/mars 2017, n° 61.