Traducteur, auteur de pièces de théâtre et de nouvelles, Thomas Melle a publié son premier roman, Sickster, en 2011, bientôt suivi par 3000 Euro, proposé aujourd’hui au public français. Un troisième roman, Die Welt im Rücken, est sorti l’année dernière et a été finaliste du Prix du livre allemand.
Thomas Melle, 3 000 €. Trad. de l’allemand par Mathilde Julia Sobottke. Métailié, 192 p., 18 €
« Il y a un homme là-dedans, et pourtant on ne dirait pas. Sous les chiffons et les haillons, rien ne bouge. » Dès la première phrase du roman, Thomas Melle brosse une peinture sans nuance de la brutalité dont notre société est capable, quand bien même elle afficherait des idéaux de solidarité et d’entraide. À quoi aiderait-elle ceux qui perdent pied, si ce n’est à rallier un modèle de réussite imposé par elle ? Même si l’on peut avoir quelques réserves sur la conduite de l’intrigue proprement dite, l’auteur campe à travers les figures d’Anton et de Denise deux personnages de notre époque, mal à l’aise dans la société comme ils le sont dans leur peau, sans que rien les exonère jamais de leur responsabilité personnelle. Ils se sont mis eux-mêmes dans la situation qui les exclut de fait de l’humanité ordinaire, que dans un double mouvement ils rejettent tout en souhaitant y trouver leur place. Denise essaie d’enrichir son existence grâce à internet, flottant entre réel et virtuel au risque de se noyer. Anton, lui, a « développé une mauvaise volonté envers la vie » capable de le rendre indifférent à ce qui lui arrive. Tous deux éprouvent les pires difficultés à maintenir le lien avec les autres, qu’il s’agisse d’individus bien intégrés dans le monde actuel ou de réprouvés – car il leur arrive de croiser plus « paumé » qu’eux, la misère étant protéiforme… Mais qui a conservé le plus d’humanité ?
Anton, issu d’un milieu modeste, était un étudiant brillant qui avait tout pour réussir, mais qui, reculant devant la vie qui l’attend, dévie de sa trajectoire toute tracée. Devenu chauffeur de taxi pour assurer sa subsistance sans abdiquer sa liberté, il perd son permis de conduire et du même coup son emploi : alors commence le récit de sa déchéance, dont il est « objectivement » parlant le principal artisan. La catastrophe programmée pourrait en effet être évitée: même s’il a accumulé les dettes et ne peut plus souscrire de crédit, sa situation reste d’une affligeante banalité et ne justifie pas l’enfer où il va plonger. Les trois mille euros qu’il doit réunir rapidement ne représentent pas une somme exorbitante (nombre d’Allemands les gagnent chaque mois). La plupart des interdits bancaires finissent par s’en sortir, des arrangements seraient possibles sans doute, quitte à envisager la faillite personnelle. Il a même des amis avocats tout prêts à le seconder dans le procès qui s’annonce. Mais Anton en arrive vite au point où il cesse de lutter. Spectateur de sa propre chute, « il ne veut pas vivre et il ne veut pas mourir non plus. Il veut être aboli ». Il temporise, se recroqueville, comme s’il n’était plus concerné. Il s’habitue au pire, allant jusqu’à choisir de dormir dans la rue au lieu de rejoindre son foyer de réinsertion. Défense passive, refus de l’affrontement, stratégies d’évitement, caractérisent désormais son comportement quotidien.
L’embellie pourrait venir du second personnage, Denise, moins marginalisée qu’Anton puisqu’elle dispose d’un emploi de caissière, mais dont les blessures sont tout autant à vif. Elle est mère célibataire, et sa fille qui souffre d’un « problème d’adaptation » rejoint à son tour, sous la conduite d’un ergothérapeute, la galerie hétéroclite des handicapés sociaux, pressés par leur entourage de se remettre au pas de la société. Mais Denise vit une autre vie sur internet et les réseaux sociaux, ou devant les émissions de téléréalité : elle rêve d’être une autre, et pourquoi pas une star. Une star ? elle l’a presque été jadis grâce à la techno, puis de manière moins glorieuse en devenant actrice d’un film porno diffusé sur le Web, tant pour améliorer l’ordinaire et pouvoir mieux s’occuper de sa fille que pour réaliser son rêve de connaître New York. Son cachet, qu’elle attend avec impatience et qui tarde à venir, s’élève justement à trois mille euros, exactement la somme dont Anton a besoin pour éviter que ses ennuis tournent au cauchemar.
Deux solitudes. Il faut donc que les deux personnages se rencontrent, et le choix que fera Denise pour employer ses 3 000 euros devient le principal ressort de la tension dramatique. Sacrifiera-t-elle son rêve pour sauver Anton ? Elle pourrait du même coup se débarrasser de la honte attachée à cet argent, qui empoisonne sa vie. La rédemption par une bonne action ?
Le roman, qui se coule bien dans sa traduction française, est construit comme une démonstration sèche, une sorte de défi au roman réaliste traditionnel, où les personnages gagnent en épaisseur au fur et à mesure des rencontres et des mésaventures. Un roman d’amour aussi, mais quel sens donner à ce mot quand on vit aux marges de la société, quand l’avenir est incertain et exclut qu’un sentiment, si beau qu’il soit, ait vocation à durer ? Thomas Melle ne nous dit pas tout, il se focalise tour à tour sur Anton et sur Denise, chacun étant empêtré dans son propre quotidien et ses propres ennuis. Tous deux préservent la ressource de leur imagination, qui fait pour un temps oublier la dure réalité : « lorsqu’Anton rêve, il rêve d’autrefois, d’un temps qui n’a jamais existé. D’autres versions de sa jeunesse ». Denise ne peut qu’être attirée par ce genre d’homme. Mais elle donne l’impression d’avoir sur Anton un coup d’avance : elle sort tant bien que mal de la dépression alors que lui s’y enfonce. Sa sensibilité à fleur de peau la fait transpirer dès qu’elle est inquiète. Toujours aux aguets, elle traque dans le regard des hommes qui déposent leurs articles sur le tapis roulant du supermarché la petite lueur égrillarde qui signalerait que, derrière la caissière aux gestes mécaniques, ils ont reconnu la fille du porno, leur fantasme, l’esclave de leurs désirs lubriques. Mais, au-delà des doutes, peut-être parce qu’elle a un enfant, elle parvient encore à se projeter dans l’avenir. Anton, lui, est instable, il se dévalorise sans cesse, sans perdre pour autant la certitude qu’il pourrait s’en sortir, qu’il ne manque nullement d’atouts. Il a par exemple un réel talent pour la chanson, qu’il ne tient qu’à lui d’exploiter. Mais il ne saisit pas les perches qu’on lui tend.
Une personnalité douloureuse, des troubles bipolaires : Thomas Melle connaît ce mal qu’il sait décrire, ou plutôt intégrer à la création littéraire. Car il est clair que son ambition n’est pas de prêter à son œuvre une quelconque dimension clinique ou thérapeutique. C’est de critique sociale qu’il s’agit, d’une époque où l’individu peut se trouver rapidement broyé dans les rouages d’un « système » (pour reprendre un mot à la mode) qui n’admet guère les aspirations à sortir du rang.
L’impact de 3 000 € dans le paysage littéraire est indéniable. Ce roman a tout pour retenir l’attention du lecteur, et aiguiser son désir de découvrir d’autres œuvres de Thomas Melle.