Au moment où nous apprenons sa disparition, en mer, près de la Pointe de St David’s Head, au Pays de Galles, nous voulons rappeler quel homme était Bernard Hœpffner, quel puissant passeur. Ce virtuose des mots, cet autodidacte génial a, traduction après traduction, bousculé les langues et les cultures au service d’une passion : la littérature.
L’homme est grand, chaleureux, le sourire facile, avec dans le regard une lueur complice, une curiosité qu’on devine insatiable, une verve que soulignent les mouvements de ses mains, l’inclinaison du buste lorsqu’il veut convaincre ou la façon dont il lève la tête quand il cherche un mot, le mot précis, celui qui exprime exactement ce qu’il pense. La voix ? Chaude, passionnée, enthousiaste, encore pleine d’une jeunesse qui semble inoxydable.
À vingt ans, le jeune Hœpffner, barbu, chevelu, anarchiste et déserteur, fuyait la France et son carcan de conservatismes pour l’Angleterre des Swinging Sixties. Une vocation de peintre vite abandonnée, quelques petits boulots, puis une première passion : la restauration d’objets venus d’Extrême-Orient, mais surtout la découverte d’une langue, l’anglais : « La plus belle ! » Parole d’expert ! Bernard Hœpffner absorbe les langues et les cultures avec une facilité confondante. L’Allemagne où il est né, la France de son adolescence, la Grande-Bretagne… Plus tard, ce sera l’Espagne, une petite île aux Canaries où il devient métayer, se frotte à l’ostracisme bourru des paysans du coin, qui le surnomment El Loco et lui vendent un âne cacochyme, pauvre bête au destin tragique. Tel Mateo Falcone, Hœpffner est forcé de l’emmener dans la forêt pour lui donner le coup de grâce. La mort de l’âne… On croirait lire La mort dans l’âme.
Une fois revenu en France, Bernard Hoepffner va travailler une autre terre : la littérature. De livre en livre, il prête sa voix aux auteurs anglo-saxons contemporains, se bat pour les faire connaître et reconnaître. À ce petit jeu-là, tous les coups sont permis ! « Je négocie… Joëlle Losfeld, qui est une amie, voulait absolument que je traduise pour elle un roman de Bolger. Je lui ai dit d’accord, mais en échange, tu publies Joe Ashby Porter. Et c’est ce qu’on a fait ! » Avec un ami, il crée une revue littéraire, La Main de Singe, pour publier des auteurs afin que les éditeurs les lisent, et inclut dans chaque numéro un texte de Guy Davenport. « Faire découvrir des textes ou des auteurs, pour moi, c’est le plus important ! » La traduction comme une croisade.
Il y a peu, Bernard Hœpffner était aux États-Unis, où deux universités, Brown et Duke, l’avaient invité à donner des conférences. L’autodidacte qui n’a pour tout diplôme que le baccalauréat est devenu une référence dans un monde où la plupart des acteurs ont suivi une même voie royale, ont lu et étudié le même corpus de textes. Mais c’est précisément ce parcours atypique – sauvage ? – qui lui a donné cette voix singulière, moins analytique, plus intuitive que celle de ses pairs. « Pas d’explication de texte, ou plutôt, mon explication de texte, c’est ma traduction, ma lecture. » Ses universités, ses humanités, il les a faites en traduisant Davenport : « C’est un véritable érudit. Il m’invitait souvent chez lui, où il avait plus de vingt-cinq mille livres, et je crois bien qu’il les avait tous lus. Quand tu le traduis, tu es bien obligé d’aller voir qui sont tous ces gens dont il parle, et c’est très formateur ! »
Sorrentino, Amis, Cooper, mais aussi Robert Burton et les deux mille quatre cents pages de son Anatomie de la mélancolie, ou les quatre mille cinq cents pages de la biographie de Mark Twain, sans parler de Joyce ou des sonnets de Shakespeare. Hœpffner est un traducteur prolifique, environ deux cents livres en trente ans de carrière, même s’il serait plus juste de parler de trente ans de passion.
Une méthode ? « Ce qui compte, c’est le rapport qu’on développe avec le texte. Cela me fait penser à la phrase de Coleridge, “Tant que l’on ne connaît pas l’ignorance d’un écrivain, il faut estimer que l’on est ignorant de sa connaissance”. On n’est pas un auteur, mais on a un texte devant soi, on se glisse dans la peau d’un écrivain, on se fait croire qu’on écrit… et ça fonctionne ! Lorsque je traduis Twain, Burton ou Davenport, il y a des moments où je suis Twain, Burton ou Davenport. »
Une école ? Encore moins ! On est plutôt dans l’évidence qui suit le coup de cœur, dans la schizophrénie constructive qui nimbe l’entre-des-langues si cher au traducteur. Dans l’humour, aussi : « Avec Claro, on a fait une sorte de Yalta. Il m’a dit : « Gass, c’est moi. Tu touches pas ! » J’ai répondu : « D’accord, mais Sorrentino, c’est moi ! » Le reste, l’acte d’écriture proprement dit, ne relève que du plaisir : plaisir de jouer avec les mots, de les inventer, de les contraindre pour les mettre au service d’un texte qu’il faut défendre, protéger, faire renaître et revivre sous un autre costume.
Bernard Hœpffner traduit des écrivains et fait mentir l’idée selon laquelle le traducteur se devrait d’être invisible. Au contraire, il est là, bien présent, bien humain, avec tout ce que cela comporte de possibilité d’erreurs, de repentirs, de doutes, mais aussi de joies, d’émotions ! « J’aimerais insister sur la notion de plaisir, de jeu. Pour moi, c’est essentiel. Par exemple, Rémy Lambrecht, un traducteur de mes amis, avait inventé le mot “retôt”, en tant qu’antonyme de “retard”. Alors, pour lui rendre hommage, j’ai décidé de placer “retôt” dans chacune de mes traductions, et depuis, je m’y tiens. Dans Mark Twain, c’est facile à caser, mais parfois, pour certains livres, ça ne colle pas du tout. Alors, je contacte l’auteur, je lui explique l’histoire et la plupart du temps, il est enchanté par l’idée, même si cela introduit une coquetterie absente du texte original. Alors, l’invisibilité du traducteur, elle est où, dans ce cas-là ? » Cette passion pour le jeu avec et autour des mots, Bernard l’a héritée de ses illustres aînés du Quattrocento, à l’instar desquels il cherche à imprimer sa marque sur la langue et à lui insuffler cette part d’étranger qui, au fil du temps, finira par l’enrichir.
La première fois que nous nous sommes rencontrés, nous avons discuté dans une brasserie, non loin de l’ENS, où je venais d’assister à une de ses conférences. Les hasards de la topographie parisienne font que lorsqu’il s’est éloigné, j’ai vu sa grande silhouette remonter la rue d’Ulm en direction du Panthéon. Par la suite, il m’est plusieurs fois arrivé de lui rappeler cette anecdote, pour le taquiner, parce que je savais que ce symbolisme un peu kitch n’était pas du tout son genre ; il balayait ça d’un sourire et d’un coup d’œil espiègle…
Parfois, ne t’en déplaise, Bernard, certains symboles ont du sens.