Un magnifique spectacle, au titre énigmatique, est actuellement programmé dans la petite salle de la Colline, après sa création au Théâtre national de Strasbourg : Le Froid augmente avec la clarté, « un projet de Claude Duparfait ». Il s’inspire des deux premiers récits autobiographiques de Thomas Bernhard : L’origine et La Cave. Il en propose une libre adaptation qui justifie pleinement le terme « scène de rêve », préféré à mise en scène par son auteur.
Le Froid augmente avec la clarté. Un projet de Claude Duparfait. La Colline – Théâtre national. Jusqu’au 18 juin 2017
Entre 1975 et 1982, Thomas Bernhard a publié cinq récits autobiographiques, les quatre premiers consacrés, dans l’ordre chronologique, à son adolescence et sa jeunesse, le cinquième à ses premières années : Un enfant. Dans L’Origine, il retrouve l’exécration pour le Salzbourg indissociable de sa vie au pensionnat, dans une « atmosphère catholico-nationale-socialiste ». Dans La Cave, il évoque sa décision en 1947, à seize ans, d’aller « dans le sens opposé », de quitter le centre-ville pour le quartier de Scherzhauserfeld, quartier des marginaux et des pauvres, de travailler comme apprenti dans un magasin d’alimentation. Il se rappelle sentiment d’utilité, « état d’euphorie », « joie de vivre recouvrée ». Dans Un enfant, il redonne vie aux premiers bonheurs partagés, à la campagne, avec son grand-père maternel, l’écrivain Johannes Freumbichler.
Claude Duparfait a déjà consacré un spectacle au roman Des arbres à abattre, mis en scène avec Célie Pauthe. Tous deux ont poursuivi leur collaboration en 2016 pour La Fonction Ravel. Ce récit autobiographique permet de comprendre à quel point Claude Duparfait s’est reconnu dans les écrits de Thomas Bernhard, y a trouvé l’expression de sa propre expérience. A une autre époque, dans un contexte social différent, lui aussi a connu le rejet de son origine, sa ville natale, Laon dans l’Aisne, l’ « effroi » de la scolarité dans « la classe-latrine », «la classe-abattoir », « la classe de 4ème et de 3ème de transition », puis l’échappée salvatrice. Et il vit manifestement dans une telle familiarité avec Thomas Bernhard qu’il retrouve parfois le rythme de son écriture, des expressions très caractéristiques comme « un être vital », sans se faire pour autant épigone. Il a pu ainsi prendre le beau risque d’ajouter à l’adaptation des deux récits des séquences de son cru.
Le catalyseur semble l’allocution prononcée, en 1965, lors de la remise d’un prix pour le roman Gel, par Thomas Bernhard, à sa manière provocatrice et prophétique : « Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. Une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. » Ce « discours fascinant et énigmatique », selon les termes du programme, est intégré dans le texte de l’adaptation. Il a aussi inspiré des scènes écrites pour un Thomas Bernhard revenu parmi nous et pour le grand-père d’ Un enfant. A l’un et l’autre, Thierry Bosc donne une magnifique présence. Avant même l’ouverture du plateau, à l’avant-scène, l’écrivain raconte « un rêve blanc », hanté par d’inquiétants visages de fer. Ceux-ci réapparaissent à l’épilogue où Pauline (Lorillard), blessée, vient se réfugier loin de ce qui se passe dans la ville, « quelque chose de terrible ». Elle dit en allemand un poème d’Ingeborg Bachmann, repris en français par Annie (Mercier) : « La campagne dépose une promesse d’amour. La terre ne veut plus transporter de bombes… Pour nous / Elle ordonne aux forêts de garder leur calme, / A la rosée de recouvrir encore une fois les cendres… » Puis elle s’adresse au public : « Nous allons rester ici, tous ensemble. Nous tous, ce soir. Dans le froid. Dans la clarté. » À Thierry (Bosc) elle demande de la serrer dans ses bras, avant de prononcer des paroles d’apaisement et d’espoir. « Et nous effacerons le sang. »
Cet épilogue correspond à la volonté de terminer sur une « ouverture », de dialoguer aujourd’hui avec Thomas Bernhard, dans le présent de la représentation. Il répond à la séquence onirique d’ouverture où la fuite hors de la ville permet d’apercevoir la clarté à travers les branches. Pauline a pu aussi bien chercher un refuge contre les attentats à Paris du 13 novembre 2015 que contre des rafles antisémites : le programme montre une installation de Menashe Kadishman, Fallen leaves, au musée juif de Berlin, qui inspire un masque dans une séquence de carnaval. C’est dire la complexité du spectacle, au-delà même des récits adaptés. Pour qui les découvrirait et se perdrait parfois, il resterait à vivre pleinement ce « rêve de scène », dans toute sa beauté. La scénographie de Gala Ognibene permet de distinguer deux temps, l’obscurité de L’Origine et la clarté de La Cave. La première partie se déroule sur un plateau de bois, légèrement en pente vers l’arrière, entouré de lourdes tentures vert sombre : côté jardin un pupitre d’écolier, au milieu une armoire, « petite pièce aux chaussures », où pratiquer le violon et penser sans cesse au suicide, puis refuge doté d’un banc, d’une chaise… Surtout à l’arrière-plan se devine le portrait de Hitler, plus tard remplacé par une croix de même dimension, dans une parfaite continuité entre le national-socialisme et le catholicisme, quant à l’éducation. Pour la seconde partie, le plancher est démonté pour laisser place à un sol métallique, souvent éclairé (lumières de Benjamin Nesme).
Outre Thierry Bosc, deux femmes, deux hommes, d’âge différent, font entendre diversement la voix de Thomas Bernhard, dans une musicalité polyphonique, tantôt se répondant, tantôt se reprenant. Claude Duparfait prend souvent la parole à partir du petit pupitre, s’avance comme en déséquilibre sur le plancher. Il est relayé par Annie Mercier, impressionnante de force, de conviction, d’audace, qui incarne un moment, dans une sorte de danse gitane, une de ces femmes considérées de « la racaille criminelle » par les habitants de Salzbourg. Florent Pochet rappelle, par sa présence juvénile, le jeune âge du Thomas évoqué par le narrateur trente ans plus tard. Pauline Lorillard, elle, ne semble présente dans la première partie que pour dire en allemand quelques phrases ou chanter, par exemple le poème de Friedrich Rückert, mis en musique par Gustav Mahler. Mais elle irradie dans la seconde partie, revêtue de la blouse grise du commis, jusqu’à réapparaître à l’épilogue en robe légère tachée de sang. Et tous répètent en riant le nom « Cité de Scherzhauserfeld », dans une provocation évocatrice de celle de Thomas Bernhard, célébrant « l’antichambre de l’Enfer », pour lui lieu du retour à la vie : « Écrire aujourd’hui sur la cité de Scherzhauserfeld est un acte qui dérange la municipalité de Salzbourg. » Claude Duparfait, qui partage pourtant avec l’écrivain une même passion de la musique, qui la rend très présente dans son spectacle, a choisi de ne pas prolonger l’adaptation jusqu’à la révélation du chant et de la musicologie. Il a préféré privilégier dans La Cave l’humanité découverte dans le sous-sol du magasin, comme il témoigne, dans La Fonction Ravel, de son ambivalence à l’égard de sa Picardie natale.