En 1964, Nathalie Sarraute qui commence à connaître la consécration internationale après avoir obtenu tardivement une vraie reconnaissance en France, avec la publication, en 1956, de L’ère du soupçon, puis, en 1959, du Planétarium, est invitée pour deux mois aux États-Unis. Sa tournée la conduit de New York à Washington, en passant par le Wisconsin, la Californie, la Louisiane. Les lettres qu’elle écrit à son mari Raymond Sarraute pendant cette période témoignent d’une joie constante, presque enfantine, à découvrir ce pays qu’elle ne connaît pas, à y être reçue et célébrée comme une reine.
Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique. Édition de Carrie Landfried et Olivier Wagner. Gallimard, 125 p., 14,50 €
Dans la dernière lettre qu’elle adresse à son mari avant qu’il ne la rejoigne à New York pour la fin du séjour, Nathalie Sarraute s’indigne d’un reproche qu’il lui a adressé dans une lettre précédente d’être devenue « un brin mégalomane ». Il est vrai que ses lettres à elle insistent beaucoup sur le traitement princier qu’on lui réserve partout. Elle est accueillie merveilleusement par des hôtes de marque qui sont en pâmoison devant son œuvre ; elle va de grand restaurant en réceptions magnifiques, d’hôtels de luxe en résidences confortables ; elle gagne de l’argent à chaque fois qu’elle s’exprime ; on l’admire, on le lui dit et elle aime ça. Mais il y a une telle candeur dans ses récits (« tout le monde m’adore »), un tel plaisir enfantin, une telle joie primesautière qu’on ne saurait y voir ni prétention ni gonflement de soi.
Traduite par Maria Jolas depuis 1958 aux États-Unis (avec Portrait d’un inconnu), elle bénéficie en outre de l’engouement des universités et des intellectuels américains pour le nouveau roman. Robbe-Grillet, Butor, Pinget, y ont déjà été invités et la publication en 1963 d’un volume rassemblant Tropismes et L’ère du soupçon donne un surcroît d’assise théorique à ce qui est déjà considéré comme un mouvement. Lorsqu’elle arrive le 1er février 1964, Les fruits d’or viennent de paraître en anglais (à peine un an après sa sortie en France) et le livre, célébré dans tous les grands journaux (y compris par Hannah Arendt dans The New York Review of Books), recevra au mois de mai suivant le Prix international de littérature. Ses conférences sont annoncées dans la presse et, lorsqu’elle s’exprime en anglais (elle avait passé un an à Oxford en 1921), c’est devant un parterre de plusieurs centaines de personnes parfois.
Outre la fête permanente – elle s’extasie devant les portions de nourriture qu’on lui présente et le luxe des salles de bain – que voit-elle aux États-Unis ? Un espace d’abord, qu’elle traverse valeureusement en avion (elle rencontre une tempête avant l’arrivée à San Francisco qui a l’air effrayante et qui cause le crash d’un avion pris dedans juste avant le sien) et dont elle apprécie la sauvagerie (notamment lorsqu’elle reste quinze longs jours dans le Wisconsin). Elle écoute de la musique dans des boîtes de nuit ; elle rencontre Oppenheimer (le père de la bombe atomique) dans sa maison de Princeton. La préoccupation politique est souterraine, mais néanmoins présente : un premier refus de visa à son mari (à cause de son appartenance à une association communiste d’aide aux déportés après la guerre) la sensibilise aux méfaits du maccarthysme. Elle est touchée par Harlem et par les « slums » de Chicago, qu’elle visite avec Nelson Algren – ce dernier se verra reprocher par Simone de Beauvoir cette rencontre avec une personne qui la déteste et l’aurait peinte sous des traits ridicules dans Le planétarium. Elle est choquée par la ségrégation qui y sévit toujours.
Ce qui frappe aussi, dans cette correspondance, c’est la relation d’affection joyeuse qu’elle entretient avec son mari, qu’elle appelle « mon Chien Loup » et qui l’appelle « mon Fox » (c’est ainsi qu’elle signe toutes ses lettres), en référence à la nouvelle de David Garnett, Lady into Fox. Elle marque de l’impatience à le retrouver et de l’excitation à vouloir tout partager avec lui. Cela donne une image très familière de l’écrivain et rend son texte différent des autres récits ou correspondances d’Amérique produits à la même période, plus descriptifs, plus analytiques (Sartre et Beauvoir, encore). Les universités américaines sont le théâtre un peu lointain et déréalisé d’un épanouissement intime.
L’édition est trop lourdement annotée. La présentation initiale d’Olivier Wagner est précieuse, certaines précisions biographiques ou contextuelles sont utiles : mais a-t-on vraiment besoin de savoir quand a été créée la brasserie Lipp, que Dallas est une ville du Texas ou que l’université de Yale est l’une des plus prestigieuses des États-Unis ? Lorsque Nathalie Sarraute émaille ses lettres d’anglais, est-il nécessaire de traduire en note « How interesting » ou pire, parfois, de lui corriger son anglais ? Cela retire au texte une part de sa légèreté atmosphérique qui est sa principale qualité.