Quelques vers sur la couverture bleue de ce livre, Ce que je lisais aux morts. Trois strophes qui résument un parcours : Varsovie-Treblinka. L’auteur de ce poème, et de ceux qu’on découvre dans ces pages, en édition bilingue, c’est Władysław Szlengel. Il a été l’une des figures du Varsovie nocturne d’avant-guerre ; il est mort assassiné dans le ghetto de sa ville le 9 mai 1943. Ce qu’on lit, ces « poèmes documents », ce sont ses « mémoires du fond de l’enfer ».
Władysław Szlengel, Ce que je lisais aux morts. Trad. du polonais par Jean-Yves Potel et Monica Prochniewicz. Circé, 276 p., 19 €
Dans une présentation riche et précise, Jean-Yves Potel situe Szlengel dans son époque, parmi les siens. Parmi les noms connus, celui de Szpilman, le pianiste dont les années de guerre ont été relatées par Polanski dans l’un de ses films les plus personnels, les plus intenses. Et Wiera Gran, chanteuse dont on a pu lire une biographie écrite par Agata Tuszynska. Szlengel a écrit des textes pour elle, et écrit pour des revues. On entend les paroles de ses chansons dans des films, notamment l’un d’eux avec la star de l’époque, en Pologne, Pola Negri. Il fréquentait Tuwim et Slonimski, le groupe Skamander, moins célèbres que Witkiewicz ou Gombrowicz, mais figures de l’avant garde polonaise.
Arrive l’invasion de la Pologne. Lors de l’armistice, Szlengel part vers Lwow. Mi 1941, il fait le moins bon choix : il aurait pu fuir vers l’Union soviétique, subir le pire comme Margolin, mais être sauvé comme le furent un grand nombre de Juifs partis vers l’Asie centrale. Il rentre à Varsovie et se retrouve bien vite du « mauvais côté » :
« J’ai une fenêtre de l’autre côté
Une insolente fenêtre juive
sur le joli parc Krasinski
où les feuilles d’automne prennent la pluie ». Ce poème ouvre le recueil. Un autre poème évoque le téléphone : « je n’ai personne à appeler ». Ce sera le cas jusqu’à la liquidation du ghetto.
Pendant quelques mois, Szlengel fait partie de la police juive créée sur ordre des nazis par le Judenrat. Certains des membres s’y trouvent très bien, lui pas :
« derrière les barreaux nous regardait
le vrai monde vivant, et ici des casquettes bleues,
et ici des caves pièges »
Le poème s’intitule « Adieu à la casquette ». Szlengel raille ceux qui jouent le jeu, qui profitent aussi de la vie du ghetto, de ses restaurants pour occupants et collaborateurs. Se moquer, railler, c’est aussi sa façon de survivre ou, mieux, de vivre. Ce qui frappe en effet, c’est la vitalité de cet artiste à l’allure de jeune homme rêveur et ironique, les lunettes rondes posées sur le bout du nez. On devine pourquoi son « journal vivant », qui met en scène Majer Mlinczyk, commerçant imaginaire parlant yiddish et polonais, plait tant à ses lecteurs et auditeurs. Ce héros populaire fait rire ; dans le contexte du ghetto, ce n’est pas une mince affaire. Szlengel, « chroniqueur des naufragés » comme il se définit dans son texte d’introduction, ne fait pas seulement sourire ou rire. Il évoque la peur, les rafles :
« À la tête des lits rôde un cauchemar :
Les coups de klaxon : ici Ge-sta-Po !
Les porches franchis puis l’escalier, les noirs frappent
À la porte. Ils cherchent des gens dans les taudis
Et là, un long, un lamentable : Ou-hou !
Un cri, un hurlement de chacal. »
Les Aktions, ces rafles massives qui conduisent les Juifs vers Treblinka, sont décrites à travers ce que les victimes emportent et laissent derrière eux :
« ils ont marché sous les nuages du crépuscule
petite valise et musette,
plus besoin de rien
droit… tout droit par cinq,
au pas, ils ont marché dans les rues »
Parmi tous ces êtres qui vont vers la mort, Korczak et les enfants qu’il a accompagnés, un jour d’août 1942. Un long poème, long comme la procession des enfants dans les rues raconte ce 10 août. Il est bouleversant, à la fois simple et puissant.
Szlengel est en effet un poète d’une grande clarté, d’une grande simplicité. Peu de métaphores, pas de symboles, jamais d’emphase et moins encore de pathos. Il peut même donner dans l’humour noir, comme dans la fin du poème suivant :
« À la gare personne n’attend,
ni n’agite son mouchoir,
seul accueil : le silence en suspens
Et un vide profond.
[…]
seul pendouille depuis longtemps
(sûrement une réclame)
un vieil écriteau délabré :
cuisinez au gaz. »
Le poème s’intitule « La petite gare de Treblinka ». On mesure le désespoir du poète, enfermé dans un espace de plus en plus restreint, se rappelant tous les lecteurs partis, les colocataires, les femmes désirables, les compagnons : « La statistique ne les mentionnera pas, aucune croix ne les distinguera. Des prénoms. Des sons vides. Pour moi, ce sont des gens vivants, proches, tangibles, ce sont des vies que je connais, des laps d’événements auxquels j’ai participé. Ces tragédies qui dépassent l’imagination sont, pour moi, plus importantes que le destin de l’Europe. »
N’y a-t-il pas en effet quelque chose de tragique dans l’impossible dialogue entre une mère et son enfant ? Il ne comprend pas ce que signifient « loin » et « autrefois ». Le poème s’intitule « Conversation avec un enfant » et il condense le malheur dans ces deux adverbes. L’isolement qu’il vit révolte Szlengel et deux poèmes traduisent ce sentiment, qui se terminent l’un et l’autre par un: « Laissez-moi tranquille. Point final. » Ailleurs, aux États-Unis, en Amérique du Sud, des hommes vivent libres, s’amusent, se distraient, écrivent ou jouent dans des films. Le poète pense à des amis, à des connaissances, aux artistes du temps qui peuvent vivre quand sa vie à lui est sur un fil. Dans un autre poème, « Deux morts », il écrit :
« Notre mort est une pauvre cousine
de votre mort éloignée.
quand votre mort rencontre la nôtre
elle ne la salue jamais. »
Il s’adresse aux Polonais qui sont de l’autre côté, échappant encore au pire. Et puis, enfin, il y a les poèmes dont la résonance reste très forte, violente, comme les cris que poussent parfois les prophètes. Szlengel s’adresse à Dieu, dans deux poèmes, pour lui dire plus que sa colère, son rejet ou son dégoût : « Et Tu seras cendres » conclut le premier de ces textes. Quant au second, on y lit ce vers terrible : « j’attends… aucun signe de Toi ». On ne saurait mieux dire une absence radicale.