D’une famille de fondeurs de caractères d’imprimerie, Jérôme Peignot ne pouvait que s’intéresser à la typographie. Il l’a explorée avec passion sous toutes ses formes, dans sa matérialité, dans son histoire et l’art qu’elle constitue à part entière, surtout par les calligrammes, cette « mise en image du langage » que cet auteur singulier élève par ses agencements, dans certains de ses livres, au rang d’une poésie visuelle, la « typoésie », comme il la désigne. Il publie Portraits en miroir, dans lequel il évoque de grandes figures littéraires et artistiques.
Jérôme Peignot, Portraits en miroir. Les impressions nouvelles, 144 p., 15 €
Neveu de Colette Peignot, plus connue sous le nom de « Laure », la compagne de Georges Bataille, il a joué un rôle décisif dans la publication de ses écrits, contre la volonté de son père qui détenait les droits et menaçait de le poursuivre en justice. Coproducteur et producteur à la radio d’émissions culturelles, dont « Le masque et la plume » ou « Les chemins de la connaissance », ses interventions politiques ciblées et concrètes comme dans l’affaire du cargo soviétique « Santorius » ne sauraient escamoter ce qu’il est intensément, passionnément : un poète et un écrivain.
Le dernier livre de Jérôme Peignot, publié aux éditions Les impressions nouvelles, s’intitule Portraits en miroir. Le mot « miroir » n’est pas anodin chez ce subtil connaisseur de la langue, qui fut l’ami de Michel Leiris. Il renvoie inévitablement à réflexion dans les deux sens de ce vocable : le reflet d’une image et l’opération mentale. Et le miroir en question est celui de sa mémoire où il fait apparaître, pour nous les livrer en anecdotes savoureuses, quelques portraits de personnages célèbres de la littérature et des arts qu’il a connus. Qu’on ne s’y trompe pas : ces anecdotes n’ont rien d’anodin. Elles fonctionnent à la façon d’apophtegmes comme on en rencontre dans le taoïsme ou le Tch’an – le côté chinois, sans doute, de cet écrivain –, mais sans la démarche mystique. Si leçons il y a, ce sont des leçons de vie, tout un art d’éduquer et d’affûter sa pensée en la frottant à celle des autres au cours d’entretiens ou de conversations.
Ces portraits, Jérôme Peignot les dessine de mémoire. Il en retient quelques traits saillants qu’il vient fixer sur la page, sans ordre chronologique, comme ils viennent ou plutôt comme ils lui reviennent : Matisse, Bataille, Éluard, Colette, Noël, Cendrars, Barthes, Aragon ou d’autres. Le plus souvent, il aime à décrire en préambule le lieu de la rencontre, surtout quand il entre dans l’intimité de l’écrivain, dans l’endroit même où il écrit. Ainsi dit-il de l’appartement de Colette : « Les fenêtres de Colette donnaient sur les Jardins du Palais-Royal de telle sorte que, vus de là, on les apercevait dans leur entier. Étrangement, la magie dont je viens de parler n’opérait pas. Curieux, même que, tous les jours, notre hôtesse se soit montrée capable d’affronter pareille mélancolie. Mais il fallait se rendre à l’évidence, si Colette en avait décidé ainsi, c’était que de cette fenêtre-là et pas d’une autre, elle avait trouvé le bon angle dans le ciel pour écrire. »
Il y a aussi cette élégance naturelle, chez Peignot, à trouver « le bon angle » pour évoquer ces grandes figures intellectuelles et artistiques. Toute son écriture est un acte d’amour et d’amitié, comme il l’avait d’ailleurs déjà illustré naguère dans son beau livre Les jeux de l’amour et du langage. Il préfère chez les autres et en lui-même la beauté à la laideur. Certes, il se moque parfois, et à ce sujet le portrait de Lacan est jubilatoire. Je laisse au lecteur le soin de le découvrir. Mais la haine et le mépris, il ne les manifeste dans son livre qu’une seule fois, à l’encontre de Drieu la Rochelle, et même là, en décrivant férocement la laideur mentale de ce personnage, il parvient à ce tour de force, tout en nous le faisant absolument détester, de nous faire aimer par contraste tout ce qu’il n’est pas.
D’une grande fluidité d’écriture, ce livre se donne à savourer et à méditer. Il est habité par la vie, fût-ce celle que ramènent les souvenirs et qui redevient, sous la plume de l’écrivain, plus vivante que jamais. Au fil des rencontres, au détour d’un dialogue, Peignot nous ouvre des portes dérobées sur les œuvres et sur les hommes et les femmes qui les ont réalisées ; il nous les donne à voir autrement, d’une manière plus intime. C’est souvent un tout petit détail. Il y a quelque chose de réjouissant dans l’évocation de Matisse découvrant que la myopie peut être une grande qualité pour un peintre et que, sans lunettes, le bleu devient vraiment le bleu dont il rêvait. Et comment résister à cette belle leçon d’écriture que nous offre Blaise Cendrars quand, interrogé sur la « véracité » de La Prose du Transsibérien, il répond : « Mais non, bien sûr que non, et cela n’a aucune importance. Il faut que tu comprennes que ce qui compte c’est… la locomotive. Je veux dire d’avancer. Ce que tu mets dans la machine importe peu pourvu qu’elle marche et si possible que, dans son ventre, ce soit un feu d’enfer ».
À travers ces portraits, Jérôme Peignot n’aura pas manqué, en filigrane, de faire le sien, et l’on sort de cette lecture rasséréné et comme rajeuni par cet homme de quatre-vingt-dix ans au style alerte et lumineux.