À coups de pelle : coup de massue, oui. Roman régionaliste (Cynan Jones vient du Pays de Galles), roman du terroir ? Peut-être, mais, avant tout, roman de la condition humaine, avec ses oppositions violentes, la noirceur des âmes et la lumière des cœurs.
Cynan Jones, À coups de pelle. Trad. de l’anglais (Pays de Galles) par Mona de Pracontal. Joëlle Losfeld, 159 p., 16,50 €
The Long Dry (2006) (Longue sécheresse, Joëlle Losfeld, 2010), premier roman de Cynan Jones, né au Pays de Galles en 1975, plongeait déjà au plus profond du monde rural. Il mettait en scène les difficultés d’un éleveur, Gareth, et de sa femme, Kate, et plus encore leur relation aux animaux. Ces animaux qu’on soigne, qu’on maintient en vie, et qu’on tue, par nécessité, par compassion, sans doute aussi par cruauté, comme le jeune Dylan en fera la douloureuse expérience. À coups de pelle revient avec une force extraordinaire sur cette thématique, mise ici sous tension, le plaisir de la lecture se muant parfois en une ordalie d’un nouveau genre.
Le réalisme est à la fois méticuleux (l’auteur cite ses sources documentaires) et cauchemardesque. Comme dans le chapitre 2 de la troisième partie, cœur noir du roman, description terrifiante d’un combat organisé, dans « une fosse de réparation pour l’entretien des cars », entre un blaireau et des chiens, « divertissement » encore prisé de nos jours et interdit depuis longtemps. Dans une fosse, bien sûr, au plus bas, où on arrache, on défonce, on déchire, on frappe, on taillade : la révélation d’un monde du dessous où l’on a envoyé les chiens acculer l’animal avant de le déterrer (titre original : The Dig) pour jouir de la torture sous l’éclat artificiel des projecteurs. « Au bout d’une heure les hommes étaient saouls et aboyaient comme une meute. » La boucle est bouclée, la bestialité est passée du côté des hommes ; en outre elle est contagieuse, elle se transmet de père en fils : un enfant, invité à la chasse et au spectacle, est contaminé par « le grand gars » et il ressent « un élan de fierté et la soudaine chaleur » de faire équipe avec lui. Une chaleur qui fait froid dans le dos.
Le monde souterrain, c’est donc celui du « grand gars », appelé aussi « le Gitan », qui met tout le monde mal à l’aise : « Partout où il allait, il apportait avec lui quelque chose de nocif et même les objets inanimés semblaient le savoir. » Il demeure anonyme, serviteur des riches qui se délectent du spectacle offert dans cet arrière-pays de la société, il est le pourvoyeur de chair vivante livrée à la mort horrible. Exterminateur des rats et des visons, figuration de la violence primitive, il se déplace la nuit en compagnie de ceux qui le paient pour piéger le blaireau : « Il y avait partout des branches tombées et, à la lumière étrange des torches, certaines d’entre elles prenaient un aspect animal et préhistorique. » Un monde d’avant l’histoire, donc, où la lutte pour la vie est pervertie en désir d’ôter celle des autres, en pulsion sanguinaire. D’ailleurs, pour Daniel, la seule présence du Gitan est « comme s’il avait reçu une menace ». Au bout du compte, le grand gars est devenu le blaireau acculé dans son terrier : « Il se trouve coincé contre le mur, tente de se protéger avec la grosse couverture comme d’un épais pelage. »
Daniel est le visage lumineux du monde, visage tragique aussi, celui du jeune veuf cherchant l’impossible oubli dans des tâches harassantes. Il donne la vie pendant la saison de l’agnelage, fouille le ventre de la brebis pour en retirer l’agneau : il n’y a pas de honte, ces liquides et ces efforts maternels sont « trop anciens pour ça », et « il comprend qu’une grande force vitale est à l’œuvre, ferme et en phase avec son instinct ».
Avec leurs excavatrices, sous l’œil approbateur du Gitan, des ouvriers ont arraché les arbres et les haies, les ajoncs et les saules, et déterré un éclat métallique – comme on déterre le blaireau –, ce que Daniel désapprouve car « enfant, il lui avait inventé des légendes, un éclair qui s’était solidifié là, une grande épée », car cette extraction va créer « une discordance ». Sûr qu’un équilibre a été détruit, Daniel remettra en place l’éclat où figurent « d’étranges oghams » : « Il n’aurait pu l’expliquer, mais il avait le sentiment qu’il y allait avoir une justesse, à présent. Que l’éclat n’aurait jamais dû être déplacé ».
L’ordre de la nature est restauré contre les figurations emblématiques du mal. Si rien ne peut faire revenir la femme aimée, tuée par une ruade de cheval, elle est toujours là, dans la pensée de Daniel. Des séquences d’ampleur inégale revisitent le passé et forment le contrepoint musical au déchaînement de la fureur : « Il la regarda s’éloigner. La lumière semblait vibrer à travers les terres et il lui vint un grand amour pour cette lumière, comme s’il l’avait vue d’un œil nouveau. Il éprouvait le grand sentiment qui suffoque. »
À coups de pelle est le livre des dualités, ombre et lumière, bien et mal, dessus et dessous, amour et haine, plus simplement et pour tout dire, vie et mort. En inscrivant le roman régionaliste dans un format court, d’une intensité brutale, voire agressive, Cynan Jones ne prend pas de gants. Mais, dans ce récit des ténèbres, il y a des réserves de lumière. L’auteur creuse un matériau qui s’ouvre sur le pire (le massacre), mais aussi sur le meilleur. Daniel retrouve, enfoui dans le foin, le fichu rose de sa femme, et c’est la vie qui revient avec lui : « Il était au bord de la colère, mais il ressentit alors une étincelle de chaleur triste et désespérée pour elle. Je peux la retenir, se dit-il. Je peux la retenir à l’intérieur. » Double archéologie du désespoir et de l’espoir – on songe à la fois à Thomas Hardy et à Seamus Heaney (« Poèmes de la tourbière ») –, À coups de pelle est un roman dérangeant, d’une formidable vitalité.