Des mythes aux mélanges

Loin d’être l’apanage de notre société de marché, le recours à des substances favorisant le dépassement des capacités physiques est une pratique millénaire. Écrit par deux économistes, Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet, La société dopée effectue un état des lieux de la situation et avance ses solutions.


Jean-François Bourg, Jean-Jacques Gouguet, La société dopée. Seuil, 210 p., 17 €


Il y a tout d’abord les produits : stéroïdes anabolisants, stimulants, hormones, diurétiques, narcotiques, etc. Il y a les méthodes : transfusion sanguine, dopage génétique, refus des contrôles ou tentative de les fausser. Il y a les statistiques : les taux de leucémie et de cancer de l’appareil digestif sont deux fois plus élevés pour un joueur de football du championnat italien que pour le reste de la population. L’espérance de vie moyenne d’un footballeur américain ne dépasse pas cinquante-cinq ans, soit vingt-cinq de moins que le reste de la population.

On connaît les cas les plus connus, Lance Armstrong pour le cyclisme, Ben Johnson pour l’athlétisme. Les produits les plus utilisés comme l’EPO, ou les plus originaux, comme des médicaments prescrits contre Alzheimer, qui servent aux pilotes de Formule 1 et aux golfeurs à augmenter leur concentration. Aucun sport n’est épargné.

Le dopage est un problème largement ignoré, souvent volontairement, par les consommateurs de sport, qui constatent l’amélioration de la qualité du spectacle qui leur est proposé. Il y a les intérêts économiques des écosystèmes qui se constituent à l’heure du sport-business. Dans les disciplines les plus médiatisées comme le football, sponsors, médias, instances sportives, ne peuvent se permettre de se confronter à la situation. Tous sont adeptes d’une intransigeance de façade et d’une tolérance de pratique vis-à-vis d’un dopage généralisé et qui a déjà passé le stade du déraisonnable.

Jean-François Bourg, Jean-Jacques Gouguet, La société dopée, Seuil dopage

Ben Johnson remporte le 100 mètres aux JO de Séoul, en 1992. Il est déchu de ce titre pour dopage aux stéroïdes anabolisants.

L’idée de l’amélioration physique repose sur des pratiques ancestrales : les Sud-Américains utilisent la feuille de coca ou le maté, la racine d’Iboga est consommée en Afrique, les noix de bétel sont utilisées en Océanie, les mandragores en Europe, etc. Tous ces produits avaient en commun de permettre de grands efforts physiques, souvent sans manger ou sans boire. La première trace de conduite dopante de l’histoire est celle de la consommation des feuilles d’éphédra, 3 000 ans avant notre ère en Amérique du Sud. Celles-ci permettent de rester éveillé, augmentent la force, la résistance cardiaque et la pression sanguine.

Les procédés évoluent, des mythes (manger certains animaux pour récupérer certaines qualités) aux mélanges (cocaïne et héroïne souvent). De nos jours, les techniques de manipulations génétiques sont en pleine explosion. Un tel niveau, dans ce qui est encore appelé de la triche, devrait provoquer un débat bioéthique, il n’en est rien : « production d’hormone par génie génétique, détournement de thérapies cellulaires ou ingénierie tissulaire. Cette nouvelle technique de dopage est indétectable. […] Nous sommes en mesure de modifier la nature, d’agir directement sur les gènes. Cela constitue un tournant considérable dans l’histoire de l’humanité. »

Les éléments qui expliquent le comportement intellectuel d’un sportif dépassent la seule recherche de la performance. Spécialistes d’économie, les deux auteurs du livre ne réduisent pas leur propos à leur discipline. Désir mimétique, volonté de puissance, théorie des jeux, ils empruntent des concepts à la philosophie ou aux sciences économiques, et nous incitent à placer notre regard très au-dessus des rares articles qu’on peut lire sur le sujet : « la lutte contre le dopage ne peut pas réussir si elle part du principe que les sportifs sont simplement des êtres parfaitement rationnels comparant le coût d’une sanction et la rentabilité du dopage, alors qu’ils sont, en réalité, des êtres sociaux bien plus complexes. »

Jean-François Bourg, Jean-Jacques Gouguet, La société dopée, Seuil dopage

Bjarne Riis, vainqueur du Tour de France 1996, rayé du palmarès pour usage d’EPO

Pratiquant le raisonnement par l’absurde, le livre se demande si « une solution alternative pourrait consister à proposer une régulation du dopage sous contrôle médical ». Projetant alors des futurs athlètes officiellement dopés et concourant pour les laboratoires pharmaceutiques, sujet déjà bien traité par la science-fiction, l’idée de compétition d’hommes-robots ou « augmentés », les auteurs cherchent à nous faire peur. Et ça marche… un peu.

Plus sérieusement, ils attaquent également la compétition, qui serait apparue avec notre société de marché – ce dont on se permettra de douter. Ils parlent de « retour au jeu » – imaginant probablement que la compétition en est absente, et s’appuient sur des termes comme le « convivialisme ». Entre deux citations de Jacques Généreux, économiste très proche de Jean-Luc Mélenchon, l’étude anthropologique est un peu mise de côté, au profit d’un combat contre les inégalités poussé à son paroxysme, qui entraine certains raisonnements surprenants : « Il faudrait régler la question fondamentale de l’égalité des chances dans le sport. Le résultat de toute confrontation sportive ne fait qu’entériner l’existence d’inégalité naturelle. »

On pourrait objecter que c’est justement cette inégalité qui fait la beauté du sport, parsemée d’histoires de petits qui triomphent de grands. Parfois séduisant dans son approche, notamment sur la possibilité d’une décroissance du sport, le livre s’égare un peu dans une vision « égalitariste », et finit ainsi par simplifier un sujet dont il avait pourtant commencé par montrer la complexité.

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