Déjà à l’origine d’ouvrages fondateurs, Luc Boltanski (La morale à distance, Le nouvel esprit du capitalisme) et Arnaud Esquerre (Les os, les cendres et l’État) se réunissent pour un essai au long cours, porté par une hauteur de vue théorique et méthodologique impressionnante. Paru il y a six mois, Enrichissement : Une critique de la marchandise déploie de nouveaux cadres de pensée critique du capitalisme actuel en dévoilant à nouveaux frais ses structures réelles, dans lesquelles l’art et la culture apparaissent parmi d’autres comme des acteurs essentiels de l’exploitation du passé caractérisant les échanges marchands contemporains. À n’en pas douter, l’ouvrage constitue un jalon majeur dans l’histoire des pensées critiques que les deux auteurs reprennent à leur compte avec exigence et ambition.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement : Une critique de la marchandise. Gallimard, 672 p., 29 €
Voici un ouvrage qui, à son tour, sacrifie à sa salutaire inactualité ; par le temps et la longueur pris, par le dialogue avec une tradition marxiste assumée, par l’angle méthodologique choisi qui revendique la rigueur de l’errance intellectuelle contre la vogue du big data et des taxinomies. Tout cela fait penser qu’il faudra un certain temps pour digérer l’apport d’Enrichissement, dont il n’est pas à douter qu’il délivre une pensée marquante et féconde, mais qui peut faire hésiter quant à sa réception plus large dans une actualité fascinée par un consensus tissé d’essences et de catégories. L’intelligence radicale de l’ouvrage et la haute profondeur de l’analyse à laquelle le livre de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre invite ses lecteurs, sans colère ni parti pris, font presque de cette inactualité une nécessité pour qui voudra penser ce monde, dont on prononce souvent trop hâtivement l’irréductible complexité.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre fondent leur recherche sur une thèse et une méthodologie à la pertinence immédiatement sensible. La méthode repose sur le croisement de domaines trop souvent hermétiques : arts, culture, musées, luxe et tourisme cohabitent ainsi dans l’ensemble du livre, pour montrer que « les interactions constantes entre ces différents domaines permettent de comprendre la façon dont chacun d’entre eux génère un profit ». D’où la thèse voulant que ces domaines « ont en commun de reposer sur l’exploitation d’un gisement qui n’est autre que le passé ». La notion d’enrichissement devient alors une clé nouvelle d’analyse des recompositions de nos sociétés industrielles, de consommation, capitalistes – chacun rayera comme il l’entend les mentions inutiles –, à partir de leur entrée en crise dans les années 1970. Mettant en jeu le passé comme nouveau fond d’exploitation des marchandises, elle permet de structurer à nouveaux frais de nombreux concepts et démarches déjà bien échafaudés dans les sciences sociales et humaines des dernières décennies : à titre d’exemple, l’essor du tourisme et de l’industrie du luxe peut ainsi être mis en rapport avec le développement du storytelling autant que de la financiarisation mondialisée des échanges marchands, démontrant la fonction économique du monde culturel et artistique comme instance de sélection du passé susceptible d’être « enrichi » dans une telle économie.
Pour étayer ce geste théorique et méthodologique (les deux instances semblant bien indissociables dans le propos des deux auteurs), Enrichissement déploie des exemples concrets à la force de conviction remarquablement frappante. L’articulation entre désindustrialisation et politique culturelle s’incarne ainsi dans l’histoire contemporaine de l’entreprise LVMH aussi bien que dans l’histoire territoriale de l’Aubrac ou de la politique municipale de la ville d’Arles. Dans ce dernier cas, la démonstration impressionne particulièrement : la désindustrialisation qui touche la ville méridionale à partir des années 1970 entraîne une réorientation de son activité, décidée par la mairie communiste et un certain nombre d’acteurs institutionnels, vers des activités culturelles pensées explicitement par les acteurs comme une stratégie de « marque ». Dans cette perspective, la commune commence dès les années 1980 à exploiter leur patrimoine antique et industriel en l’insérant dans un récit plus général faisant de la ville une marque à destination d’une clientèle mondialisée de plus en plus riche : la présence des éditions Actes Sud, la création du Festival international de photographie comme la construction récente de la fondation Luma dans les anciens ateliers SNCF par Frank Gehry, sont ainsi à comprendre comme des éléments discursifs dans un récit à visée mercantile. Ou comment l’art et la culture servent avant tout à créer une marque territoriale à destination d’une clientèle globale, dont Bilbao est, pour la plupart des acteurs, le paradigme.
L’ouvrage permet dès lors d’interroger la signification et les fonctions de la « culture » sous des termes nouveaux, en les resituant dans une chronologie méconnue permettant une meilleure intelligibilité des liens entre artistes, critiques, politiques et industriels ; apport qui n’est pas le moindre de ceux offerts par Enrichissement. Le potentiel désaliénant du livre pour son lectorat, qu’on ose imaginer plutôt concerné par les enjeux économiques et sociaux de la « culture », est à ce titre une souffrance autant qu’une libération personnelle, et, au-delà de sa pertinence intellectuelle, invite à une réflexion politique voire existentielle féconde sur ce dont la culture est aujourd’hui le nom dans une économie de l’enrichissement organisée pour et par les riches. Le meilleur symbole de cette signification d’enrichissement apparaît chez les auteurs dans les magazines grand public produits aussi bien par Air France que Le Monde, où des portraits d’artistes côtoient des sélections de montres de luxe et des promotions de villes de par le monde… La mise en récit du monde qu’Enrichissement donne à penser est ainsi structurellement excluante, puisqu’elle met au cœur de ses narrations des objets inaccessibles au plus grand nombre, c’est-à-dire les objets originaux et authentiques par opposition aux choses de consommation courante et standard.
Les deux auteurs, dans la lignée du Nouvel esprit du capitalisme (de Luc Boltanski et Ève Chiapello), parviennent en outre à une force heuristique séduisante à travers une démarche qui emprunte aussi bien à la tradition de l’essai qu’à celle de l’enquête sociologique. L’intérêt de cette critique de la marchandise relativement inédite dans un XXIe siècle où tant de réflexions veulent faire l’économie du siècle précédent réside alors également dans sa capacité à mettre au service de leur discours une (post-)modernité plurielle qu’on a rarement lue aussi clairement agencée : Deleuze et Michel de Certeau côtoient la sociologie de la collection de timbres ou de tableaux de maîtres, Lévi-Strauss et Wittgenstein conjuguent une compréhension renouvelée des formes normatives de la marchandise et des choses dans un cadre marchand. L’ouvrage réussit à montrer l’unité de ces références et de ces faits sociologiques, pour faire advenir ce qui au quotidien se déploie sous nos yeux mais que nous ne savions voir : l’importance de la « forme collection » comme agencement majeur d’une économie de l’enrichissement, « l’introjection du passé dans le présent », l’importance des tendances et des modes, etc.
Décrire l’ambition d’Enrichissement ne peut que faire conclure à son orgueilleuse démesure, cherchant à saisir une compréhension synthétique et presque totale de phénomènes à la térébrante complexité. Il serait impossible de convaincre mieux que ses auteurs qu’il s’agit bien de l’inverse à lire cet essai, dont la seule démesure réside peut-être dans sa longueur, qui en soi apparaît déjà comme un geste salutaire et nécessaire pour penser cette complexité. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre offrent avec cette réflexion les moyens de réactiver une pensée critique efficiente autant qu’intelligente, dont la hauteur de vue et la profondeur d’analyse exceptionnelles marquent durablement les lecteurs. On ne peut qu’espérer qu’ils seront le plus nombreux possible, afin que l’inactualité conjoncturelle du livre puisse imposer sa brûlante et urgente nécessité.