Yves Le Fur conçoit une exposition riche et bien organisée, Picasso primitif. Il réunit près de trois cents œuvres. Un tiers d’entre elles sont de Picasso : peintures, sculptures, dessins, gravures.
Picasso primitif. Musée du quai Branly-Jacques Chirac. 28 mars-23 juillet 2017
Catalogue de l’exposition. Sous la direction d’Yves Le Fur. Musée du quai Branly-Jacques Chirac/Flammarion, 352 p., 49,90 €
Tu découvres les rapprochements des créations de Pablo Picasso (1881-1873) et des œuvres d’Afrique, d’Océanie, d’Amérique, d’Asie. En 1905, Picasso visite l’exposition d’art ibérique au musée du Louvre et il perçoit les sculptures (début du Ve siècle avant J.-C.) provenant de récentes fouilles archéologiques. Et, en 1907, il entre « par hasard » (dit-il) au musée d’Ethnographie du Trocadéro ; selon Malraux (La tête d’obsidienne, 1974), Picasso éprouve alors simultanément répugnance, peur et fascination : « Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant. Le marché aux puces. L’odeur. J’étais tout seul. Je voulais m’en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose, non ?… J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui ! » Alors, par des œuvres non occidentales, grâce à une révolution mentale, Picasso trouve une mutation de la peinture, un exorcisme, une délivrance, une dépossession, un désenvoûtement. Picasso échappe à tout conformisme, aux répétitions, aux idées reçues.
À cette époque, après 1906, bien des artistes et des poètes s’achètent des œuvres africaines et océaniennes : Apollinaire, Vlaminck, Derain, Braque, Matisse, des peintres allemands. Et après l’achèvement des Demoiselles d’Avignon (1907), Picasso (à vingt-six ans) commence sa collection d’œuvres d’arts premiers, sans doute d’abord un Tiki (îles Marquises). Par la suite, il augmentera sa grande collection d’œuvres (souvent des créateurs anonymes) et il les observe et multiplie les dessins. Les œuvres non européennes deviennent des modèles que Picasso recopie et métamorphose.
Françoise Gilot, une des compagnes de Picasso, cite des phrases de l’artiste : « Je me suis forcé à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues hostiles qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme. Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. » Les sculpteurs souvent anonymes et Picasso traduisent les angoisses et les plaisirs, la mort et les jouissances, les rêves et la vie, les luttes et l’amour. Et ils apprivoisent la violence, l’inamical, l’effroi.
Dans une lettre adressée à Apollinaire, Picasso précise : « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un religieux passionné et rigoureusement logique sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. » Puis Picasso s’excuse : « Je me hâte d’ajouter que, cependant, je déteste l’exotisme. »
Dans La tête d’obsidienne de Malraux, Picasso considère que Braque était trop raisonnable, trop pondéré : « C’est aussi ça qui m’a séparé de Braque. Il aimait les Nègres, mais je vous ai dit ‟Parce qu’ils étaient de bonnes sculptures.” Il n’en a jamais un peu peur. Les exorcismes ne l’intéressent pas. […] Il a toujours été chez lui. Il n’est pas superstitieux ». Picasso, lui, a aimé les fétiches, les envoûtements, les désenvoûtements. Il note : « Tous les fétiches étaient des armes […] Les esprits, l’inconscient, l’émotion, c’est la même chose ». Picasso insiste alors : « Il faut réveiller les gens. Il faudrait créer des images inacceptables. […] Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un drôle de monde. Un monde pas rassurant. Un monde pas comme ils croient. » Et Françoise Gilot cite le goût de Picasso qui veut ses œuvres agressives, dangereuses : « Je veux que mes peintures puissent se défendre, résister à l’envahisseur, comme si chaque surface était hérissée de lames de rasoir, afin que personne ne puisse y toucher sans se couper les mains. » Ou bien, en 1957, Picasso dit à Antonina Vallentin : « L’art est dangereux. Ou s’il est chaste, ce n’est pas de l’art. »
Ainsi, dans l’exposition construite par Yves Le Fur, Picasso primitif, tu regardes tour à tour le « corps-signe », le corps qui serait « en plein-en vide », les métamorphoses, la combinaison des traits animaux et humains, les assemblages de l’art de la trouvaille, les yeux, la bouche, le sexuel, l’informe.
Picasso et les artistes non occidentaux choisissent le corps-signe, tracé en quelques lignes essentielles. En 1964, le photographe-écrivain Brassaï publie ses Conversations avec Picasso. Picasso affirme : « La nature n’est traduisible en peinture que par des signes. Il faut fortement viser à la ressemblance pour aboutir au signe. Pour moi, la surréalité n’est autre chose (et n’a jamais été autre chose) que cette profonde ressemblance au-delà des formes et des couleurs sous lesquelles les choses se présentent. »
La figure entrelace les traits humains et animaux qui inscrivent les cornes, les trompes, les défenses… L’humain se protège et lutte. Très souvent, Picasso devient un Minotaure.
Ses sculptures sont des assemblages. Avec des objets trouvés, des matériaux de fortune, les artistes transforment ces objets et leur donnent une autre existence. Par exemple, une petite automobile (un jouet) devient une tête de singe ; un moule à gâteau est un visage ; une selle de vélo et un guidon sont la tête d’un taureau ; un carton gaufré devient une déesse barbare. Picasso explique à Brassaï : « Deux trous, c’est le signe du visage, suffisant à l’évoquer sans le représenter. » Ou bien, il lui dit : « L’homme de la préhistoire voyait les formes dans un os, dans la bosselure d’une caverne, dans un morceau de bois… Une forme lui suggérait la femme, l’autre un bison, un autre encore la tête d’un monstre… » Et André Breton écrit : « La trouvaille a le pouvoir d’agrandir le monde. »
Les yeux, les regards se multiplient dans les œuvres de Picasso. Celui-ci parle à André Malraux : « Déplacer. Mettre les yeux dans les jambes. Contredire. Faire un œil de face et un de profil. […] Je peins à coups de coq-à-l’âne ». Et il précise à Brassaï : « Deux trous, c’est bien abstrait si l’on songe à la complexité de l’homme… Ce qui est le plus abstrait est peut-être le comble de la réalité. » Picasso représente, par exemple, une Tête de mort (1943) par un papier déchiré et griffé. Nous savons que bien des témoins de Picasso ont insisté sur le regard de l’artiste. Selon Éluard, ses yeux « peut-être ne ferment jamais » ; selon Blaise Cendrars, ses yeux « ne clignent jamais » ; d’après Apollinaire, ses yeux sont « attentifs comme des fleurs qui veulent toujours contempler le soleil ». En 1960, à Vauvenargues, son épouse Jacqueline s’aperçoit que le peintre fixe le soleil de face ; il lui dit : « J’ai toujours regardé le soleil dans l’œil depuis mon enfance. »
Ou bien Picasso met en évidence les bouches des hommes et des femmes, leurs baisers. La bouche est une frontière entre l’intérieur et l’extérieur ; elle permet l’ingestion, le rejet, la parole, le désir. Picasso dessine un organe de dévoration, un mollusque, un vagin denté, une fente, un trait d’union, un cri.
De nombreuses scènes de copulations apparaissent dans les tableaux et les dessins de Picasso. La pulsion bouscule et tord les corps de la femme et de l’homme. Les esprits et les fantômes des ancêtres interviennent dans l’accouplement, dans la jouissance. Parfois le phallus est triomphant, ou encore il est une entité autonome, ou aussi un fou couronné, cocasse.
Dans les sculptures et les peintures, Picasso nous expose l’informe, le ça. Tu liras peut-être le Vocabulaire de la psychanalyse (1967) de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis : « Du point de vue économique, le ça (das Es) est pour Freud le réservoir premier de l’énergie psychique ; du point de vue dynamique, il entre en conflit avec le moi et le surmoi. » Picasso s’aventure loin au-delà des frontières indicibles, innommées. Il invente des choses informes, terribles, monstrueuses, obscures, puissantes. Il travaille à la manière des sorciers. Il crée et obéit. En 1935, il dit à Christian Zervos : « Je me suis proposé de faire, peut-être contre ma volonté ? »