Karen Köhler a fait de son coup d’essai un coup de maître : son recueil de nouvelles, qui s’inscrit dans une longue tradition tout en faisant subir au genre une véritable cure de rajeunissement, a remporté un vif succès en Allemagne. Sa traduction en français permet maintenant d’apprécier, de ce côté du Rhin, le renouveau qu’elle apporte dans le paysage littéraire.
Karen Köhler, Bêtes féroces, bêtes farouches. Trad. de l’allemand par Isabelle Liber. Actes Sud, 272 p., 22 €
Les récits rassemblés dans ce recueil sont écrits à la première personne. C’est à chaque fois une femme, jamais la même, qui tient la plume pour raconter, tandis que l’auteure s’efface (ou se cache ?) derrière ses narratrices. Peut-être en raison des années qu’elle a passées dans le monde du théâtre, elle est sensible au décor qu’elle soigne et campe en peu de mots, tout en veillant au rythme de l’action. Une des nouvelles, « Portraits de famille », commence ainsi : « De l’arrêt jusqu’à l’immeuble, les poignées des sacs en plastique me cisaillent les paumes. Quand je dépose les sacs devant l’entrée, le sang afflue et cogne au bout de mes doigts. Il bruine, une pluie fine d’Allemagne du Nord. Je vise l’un des quarante boutons de sonnette, j’appuie trois fois. » Nombre de détails – jamais innocents – frappent le regard et attisent l’imagination, comme ces vers qui, dans une autre nouvelle, grouillent au fond d’un bénitier.
Les personnages sont nourris de l’expérience que Karen Köhler a de la scène, enfermés qu’ils sont dans un espace où se joue leur destin (comme les protagonistes d’un drame dont la nouvelle, au moins depuis Heinrich von Kleist, est une proche cousine). Comme le ferait un acteur ou un metteur en scène, elle témoigne à chaque ligne d’une réelle Einfühlung, d’une empathie envers chacun d’entre eux, et la chair dont elle pétrit leurs corps est à la fois (ou successivement) marquée par la douleur, effleurée par le souffle de la mort, et animée par un insatiable goût de vivre.
Ce qui frappe dans ce recueil, c’est qu’à la forme épique de la nouvelle se mêle une sensibilité de poète, qui s’exprime dans des images inattendues, comme celle-ci : « Le jour a passé. Encore un. Faucille chavirée, la lune flotte dans l’obscurité. Une courbe de réconfort au creux de laquelle on voudrait se lover. » Une écriture ramassée, simple et directe (bien rendue dans la traduction française), nomme les choses comme elles sont et ne recule pas devant les détails crus. Elle doit tout à la langue d’aujourd’hui, mais derrière son apparente simplicité se dissimule un authentique travail d’écrivain, qui privilégie le rythme et la musique des mots. L’auteure n’hésite pas, si besoin est, à mêler au texte de brefs fragments de conversation en anglais, langue tellement présente dans la « vraie vie » – mais que ceux qui la connaissent mal se rassurent, tout est traduit en annexe !
Ce qui frappe aussi, c’est l’aisance avec laquelle Karen Köhler se coule dans la structure traditionnelle de la nouvelle : un texte court, une seule histoire, une fin inattendue, tout y est. Pour donner voix à ses différentes narratrices, elle imagine tantôt des notes prises au jour le jour dans un carnet ou un journal intime, tantôt des lettres ou des cartes postales. Les dates indiquées scandent la progression du récit, elles le fragmentent en séquences qui donnent de l’épaisseur au temps qui passe. Mais ce souci de la chronologie marque aussi un décalage de la perspective : nous sommes à la fin d’un processus, ce qui a déclenché l’écriture s’est produit avant, hors du champ de la nouvelle, à l’insu du lecteur. Un abandon, une maladie, un décès, un de ces accidents de l’existence qui bouleversent une vie – et laissent la narratrice seule. Le lecteur découvre le texte comme un témoignage destiné à ceux qui viennent après, selon la chaîne traditionnelle du temps.
Pourtant, la perception de ce temps est plus compliquée qu’il n’y paraît. Pour les héroïnes de Karen Köhler, vivre au présent est un leurre, tout du moins une sensation approximative, en raison même de l’imperfection de notre appareil sensoriel : « Des neurobiologistes ont découvert que nous vivons constamment dans le passé. Pour être exacte, nous avons 0,3 seconde de retard. » Aussi le temps ne se mesure-t-il plus tout à fait comme on l’imagine généralement. La frontière entre ce qui fut et ce qui est se dérobe, les scènes traumatiques du passé ne passent pas, pas plus que ne passent les bonheurs éprouvés. Le rêve et le souvenir jouent avec la réalité un jeu subtil, capable de se transformer en jeu de dupes quand on perd ses repères et que le temps n’est plus qu’un « chewing-gum sans goût ».
Les lieux où s’écoule ce temps incertain sont divers, ce sont des espaces clos où les personnages évoluent à l’écart du bruit du monde : un transatlantique en route pour une longue croisière, un hôpital, une forêt isolée, des pays voisins comme l’Italie, plus lointains comme l’Amérique, la taïga sibérienne ou les îles Lofoten. Des espaces qui les habitent plus qu’eux-mêmes ne les habitent, à la fois dehors et dedans. Des espaces intermédiaires, aussi bien réels que rêvés, qu’ils traversent ou remontent en une longue dérive, comme ce périple en camion à travers l’Arizona, aux côtés d’un authentique Indien qui ressuscite par sa simple présence les jeux de l’enfance, pas toujours innocents. Mais le retour au point d’origine est-il possible ?
On voit ainsi paraître des femmes âgées d’une trentaine d’années, abandonnées, coupées du monde par une rupture sentimentale ou une maladie, la leur ou celle des autres. Ou par la mort. Deux issues s’offrent alors : la fuite, la tentative de diluer la douleur du passé-présent dans l’espace parcouru. Ou alors l’effacement, progressif, telle cette jeune femme qui se réfugie au beau milieu d’une clairière, tout en haut d’un affût qui tient à la fois de la colonne du stylite et de la tour du silence. La citadine qu’elle est découvre la nature, comme un spectacle qu’elle regarde avant de s’y fondre progressivement, ayant reconnu une troublante analogie entre elle et le tableau de Frida Kahlo intitulé Le cerf blessé, un douloureux autoportrait. Elle tient son journal un mois durant, jusqu’à la première neige, jusqu’à ce que la vie se retire d’elle. Quand elle remonte ses souvenirs, « par ordre inverse d’importance », jusqu’à l’enterrement de l’homme aimé, elle écrit : « Je me digère moi-même ».
Mais il existe aussi une possibilité de renouer avec la vie, grâce à une rencontre heureuse, à l’expérience d’une amitié, toujours inattendue et inespérée : le « comandante » de la première nouvelle par exemple, un Américano-Colombien né à Cuba, redonne à la jeune malade, hospitalisée comme lui, l’envie de vivre et de plaire. Les héroïnes de Karin Köhler, en dépit de leurs souffrances et de leurs blessures, n’abandonnent pas toute foi en l’être humain, elles reconnaissent le sentiment vrai comme on reconnaît une pierre fine parmi des cailloux sans valeur. Une pierre, justement, peut symboliser le retour de l’espoir : celle qui, dans une chapelle, recueille tous les tourments qu’on veut bien lui confier, ou cette autre petite pierre noire, une « larme de la Terre Mère », un gri-gri… Autant de secours inopinés, magiques. Après quoi on peut enterrer les vestiges du passé qui grippaient la marche du temps, et donnaient à la vie son cours incertain. Et tout peut recommencer.
La nouvelle, genre très ancien, est sans doute plus en vogue dans le monde anglo-saxon que dans notre pays, où l’écrivain, pour se faire un nom, se doit d’écrire un roman. Rares ceux qui se sont fait connaître par leurs seules nouvelles, à quelques exceptions près comme Philippe Delerm. Un des termes pour caractériser ce genre littéraire à géométrie variable n’a d’ailleurs pas d’équivalent usuel en français : « short story », que l’allemand traduit sans peine par « Kurzgeschichte », est rarement rendu par « histoire courte » (sauf à considérer les distributeurs automatiques qui offrent, sous forme de bouts de papier comparables à des tickets de caisse, des poèmes ou des « micronouvelles » à lire pour tromper son ennui [1]).
Karen Köhler apporte incontestablement à l’art de la nouvelle un parfum de fraîcheur. Ses héroïnes nous sont immédiatement familières, avec leurs failles, leur vérité, leur lucidité, mais aussi leur absence de complaisance, leur causticité, leur humour grinçant. On ne peut que souhaiter que cette auteure encore jeune continue d’explorer la voie qu’elle vient d’ouvrir. En publiant ses textes dans notre langue, l’éditeur leur offre une chance de s’enraciner, à la manière d’une greffe qui prendrait sur un arbre ayant déjà porté tant de fruits d’origine étrangère mais totalement acclimatés. Car les nouvelles qu’on aime ne sont pas toujours, loin s’en faut, labellisées made in France, et notre pays a su depuis longtemps offrir une place d’honneur à nombre d’écrivains étrangers à côté des grands auteurs francophones. Si Karen Köhler persévère après ce premier livre réussi, son nom s’ajoutera peut-être à la longue liste de ceux qui enchantent nos lectures.
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Le « Distributeur d’Histoires Courtes », créé par Short Edition, délivre des bandes de papier contenant des poèmes ou de très courtes nouvelles.