On se félicitera du retour sur les écrans du personnage de Lou Andreas-Salomé. L’entreprise ne manquait pas de périls, quand on songe au succès qu’avait rencontré, voici quarante ans, le film de Liliana Cavani, Au-delà du bien et du mal (1977). Le défi est relevé, l’ambition réussie. Le portrait réalisé par Cordula Kablitz-Post, dans la catégorie film d’art et d’essai, a été bien accueilli en Allemagne, où il a été diffusé l’année précédente. La version (sous-titrée) désormais projetée dans les salles françaises ne se focalise plus sur une courte période de la vie de Lou Andreas-Salomé, présentée dans la fulgurance sulfureuse d’une rencontre avec deux des plus hautes figures de la pensée allemande. Elle déploie les grandes lignes d’une vie saisie dans la durée, jusques et y compris au cœur du grand âge.
Cordula Kablitz-Post, Lou Andreas-Salomé. 113 minutes. En salles.
Il manquait au cinéma le récit d’une vie intense, constamment sous-tendue par une exigence d’authenticité. Cordula Kablitz-Post, la réalisatrice, dont le film est moitié moins long que celui de la réalisatrice italienne, loin d’avoir réduit son ambition par rapport au film de Cavani, l’a déplacée. Le film, avec ses scènes amoureuses et romanesques, compose un hymne à la vie, une vie de luttes, visitée par l’humour et la tendresse. Façonnée par la poésie et modelée, à partir de la cinquantaine, par la rigueur freudienne, elle culmine dans une lucidité généreuse.
Les contraintes budgétaires auxquelles a dû se soumettre une cinéaste dont c’est là la première fiction et le premier long métrage expliquent la relative brièveté de l’œuvre. La modestie du budget entraîne l’économie des décors et des scènes, dont certaines se jouent sur un fond repris à des cartes postales d’époque. Bien des spectateurs auront gardé en mémoire l’héroïne, dans l’éclat de ses vingt ans, incarnée par Dominique Sanda. La rebelle, chez Cavani, était à la hauteur du titre nietzschéen choisi. Débordante de fougue et d’audace, la jeune femme cristallisait une crise existentielle et passionnelle majeure. L’utopie d’une trinité intellectuelle, à laquelle elle avait rallié deux brillants philosophes, Nietzsche et Paul Rée, l’un et l’autre follement épris d’elle, levait les inhibitions et libérait les démons intimes de ses partenaires. Elle débouchait sur la folie du premier et la mort du second. Lou Salomé, ennemie déclarée du mariage, qui finissait par épouser un savant orientaliste, Andreas, avait d’abord obéi à un chaos sauvage.
Cordula Kablitz-Post inscrit également l’héroïne dans les bouillonnements de son temps. Ceux qui surgissent d’abord concernent la crise du nazisme. Les premières images du film montrent Lou Andreas-Salomé en train de rédiger une lettre destinée à Freud, au printemps 1933. Elle ressent les mêmes inquiétudes sur l’avenir que son correspondant. Écrivain, thérapeute, mémorialiste, elle est éprouvée dans ses plus intimes convictions par le déferlement de la barbarie nazie qui étouffe l’université, la société civile et livre en autodafé sur la place publique les ouvrages de psychanalyse et ceux écrits par des auteurs juifs. La construction du scénario excède la dimension d’un biopic. La part de fiction se met au service de la vie, ici rapportée dans un va-et-vient inventif entre le regard rétrospectif des mémoires et le déroulement d’une existence.
C’est dans les archives privées de Göttingen que Cordula Kablitz-Post a élaboré le scénario. Elle a eu connaissance de vastes pans de l’œuvre, aujourd’hui encore inconnus du public et négligés par la recherche, que j’y avais moi-même déchiffrés. Pour y avoir personnellement pratiqué bien des manuscrits inédits et constaté le caviardage de nombre de textes dénaturés par le zèle du premier exécuteur testamentaire effrayé des aveux de son héroïne, je soulignerai la pertinence du portrait que brosse la réalisatrice. Prenant le contrepied de l’idéalisation de Lou ou de son enrôlement dans des causes qui lui sont restées étrangères, le film met en relief le silence volontaire que la mémorialiste garde sur un certain nombre d’éléments de sa vie privée. Il manifeste, avec une délicieuse ironie typique de cette femme surprenante, les limites de l’exécuteur testamentaire qu’il met directement en scène. Ernst Pfeiffer, qui remplit l’office de secrétaire bénévole auprès de la femme affaiblie par l’âge et dont l’acuité visuelle baisse dangereusement, est un ami dévoué. Mais la psychanalyse l’effarouche. Il craint la lumière que la cure pourrait lui apporter sur lui-même.
Le film taquine la pruderie et les contradictions d’un Pfeiffer trentenaire, alors doctorant en lettres à Göttingen. Lou Andreas-Salomé, en regard, apparaît singulièrement libre, dans les dernières années de sa vie. On retrouve l’humour de celle que Malraux dit avoir interrogée dans un salon parisien : a-t-elle embrassé Nietzsche sur le Monte Sacro ? Elle lui aurait répondu dans un malicieux sourire : « je ne me souviens plus très bien ». Les actrices qui se relaient pour jouer Lou ont autant de finesse que de talent : Liv Lisa Fries, adolescente au charme androgyne, à qui se déclare à Saint-Pétersbourg le pasteur chargé de la préparer à la confirmation, Katharina Lorenz, adulte soucieuse de son indépendance, et Nicole Heester, magnifique mémorialiste affaiblie par le diabète. Baigné dans cette liberté, le film n’a rien d’érudit ni de savant. Moins convaincant sans doute pour les rôles masculins – Nietzsche, Rilke ou Andreas, dont la silhouette policée n’évoque guère le prince du désert qu’il était –, il dresse Lou dans sa pleine stature.