Notre choix de revues (7)

Après Le Marché de la Poésie, qui s’est tenu du 7 au 11 juin dernier place Saint-Sulpice à Paris, et une fois examiné le dossier poésie qu’En attendant Nadeau a fait paraître à cette occasion, on pourra découvrir deux revues de poésie qui y étaient présentes : Midi, revue riche et diverse qui se propose d’inventer des réseaux entre les artistes, et Triages, qui consacre son supplément annuel à Malek Alloula. Le 839e numéro de Critique s’emploie à comprendre comment le Japon est entré dans la modernité.

Midi, n° 46-47

Revue 7 en attendant Nadeau triagesAu hasard des rencontres, au Salon de la revue, au Marché de la Poésie, dans certaines librairies, on trouve la revue Midi que Françoise Thieck-Champin a fondée et qu’elle anime depuis 1981. La publication est si riche, si polyphonique, que le lecteur met un peu de temps à se familiariser avec elle, mais, une fois qu’il s’y est repéré, il ne peut qu’en être enchanté. Midi s’intéresse aussi bien à la poésie qu’à la peinture, à la prose, au théâtre, à la critique, elle donne à lire des poèmes mais aussi des correspondances, des témoignages ; à entendre des disques insérés dans le vaste ensemble que constitue chaque numéro ; à regarder des dessins et des fac-similés.

Dans le numéro 42-43, on découvre un échange de lettres datant de 1955 entre Pierre Jean Jouve et Suzanne Tézenas, à qui le numéro est dédié. Dans un des deux cahiers insérés, « Notices et notes des auteurs », on apprend que Suzanne Tézenas, née en 1898, accueille après la Seconde Guerre mondiale « tout ce qui comptait en matière de littérature, de peinture et de musique contemporaine » : Graham Greene, Henry Corbin, Eugène Ionesco, Valentine Hugo, René Daumal, Pierre Jean Jouve, Nicolas de Staël, Olivier Messiaen… C’est grâce à Suzanne Tézenas que fut montée la première pièce d’Arthur Adamov et chez elle que John Cage fit entendre en 1949 son premier concert pour piano préparé. Guy Dumur, dont elle fait la connaissance en 1943 et à qui elle consacre un cahier de la revue, écrit dans Le Nouvel Observateur lors de sa disparition en 1991 que « mourait avec elle le dernier symbole d’une civilisation qu’on ne connaîtra plus que par les livres ».

Dans le numéro 34, on lit un texte de Clarisse Francillon sur Malcolm Lowry, dont elle était la traductrice. On se souvient peut-être que Maurice Nadeau avait publié ce texte en 1960 dans Les Lettres Nouvelles, qu’il avait accueilli son roman Le frère en 1963 et que Jean José Marchand, qui écrivit jusqu’à sa mort en 2011 dans La Quinzaine littéraire, la tenait en grande estime.

Le dernier numéro de la revue Midi, le n° 46-47, fait la part belle à Alain Jouffroy, avec un choix au sein de la correspondance qu’il échangea avec Henri Michaux. Ce dernier intervint auprès de Maurice Nadeau pour que soit publiée dans Les Lettres Nouvelles son étude « Cerner l’incernable ». Et à partir d’Alain Jouffroy, on croise René Daumal qui fréquenta le salon de Suzanne Tézenas, Luc Dietrich, la revue Fontaine, des peintures d’Anne-Marie Jaccottet, de Jacques Monory, Philippe Roman, ami de Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon.

Il faudrait plus de quelques lignes pour rendre perceptible le foisonnant réseau que dessine la revue Midi, les multiples interactions qu’elle restitue entre les artistes, les éditeurs, les galeries, les salons, les évènements ; une revue qui, ce faisant, raconte une histoire littéraire moins officielle, dont les protagonistes ont parfois été oubliés, mais qui n’en constituent pas moins le vrai terreau et qui en sont, tout autant que ceux dont la postérité a retenu les noms, les vrais acteurs. M. E.

On peut s’abonner à la revue Midi ou en acheter un numéro auprès de Françoise Champin, 35 boulevard Lefebvre, 75015 Paris, ainsi que dans un certain nombre de librairies, pour 27 €.

Triages, n° 29

Revue 7 en attendant Nadeau triagesLa revue Triages, publiée par les éditions Tarabuste, consacre chaque année un supplément à un sujet ou à un écrivain particulier. Citons les écrivains : James Sacré en 2002, Louis Calaferte en 2003, Ghérasim Luca en 2005, Antoine Emaz en 2008, Dominique Grandmont en 2011, et cette année Malek Alloula, disparu en 2015.

J’avais écrit un article sur son dernier livre, publié après sa mort, Dans tout ce blanc (éditions Rhubarbe, 2015), dans le numéro de La Nouvelle Quinzaine littéraire paru à l’été 2015. Le supplément, « Malek Alloula, absence et mutilation », apporte des informations et des éclairages nécessaires à l’œuvre d’un poète et d’un prosateur algérien très discret et à ce jour trop peu connu.

Je retiendrai de ce numéro ce qui m’a précisément séduite : l’humour, qui éclate d’autant plus dans ses nouvelles qu’il cohabite avec l’inquiétude et le tragique ; et les considérations sur la « langue fantôme ».

Dans la nouvelle « La mer de mon père », Malek Alloula raconte de quelle manière tragicomique son père fit découvrir la mer à sa femme et à ses enfants. Le pique-nique, joyeusement commencé, manque de tourner au drame. En effet, pendant que la famille qui ne sait pas nager attend sur le sable, envahie par l’inquiétude, le père part se baigner pour ne revenir, après s’être laissé porter par le courant au lieu de le combattre, qu’à la nuit tombée. « Le calcul était bon, astucieux, mais ne tenait pas compte de notre fondamentale inaptitude à évaluer et comprendre pareille stratégie… mon père, animé d’un ultime sursaut d’orgueil qui ne pouvait en l’occurrence qu’aggraver son cas, conclut ses propos par une bien légère formule, sans doute censée décrisper son auditoire traumatisé : “Et le tour fut joué ! Voilà !” » Les enfants n’apprendront jamais à nager avec lui et cesseront d’aller à la mer pendant de longues années !

Yamna Chadli Abdelkader explique ce que Malek Alloula entend par « langue fantôme » et comment il se situe par rapport à la langue française, « héritée des 132 ans d’occupation coloniale française. La marginalisation de l’arabe dialectal vernaculaire et le statut de langue étrangère attribué à l’arabe classique dans le système scolaire français de l’Algérie coloniale expliquent la non-maîtrise de l’arabe ». Malek Alloula écrit donc en français tout en refusant catégoriquement la dénomination d’écrivain francophone, à laquelle il préfère « l’aller-retour entre l’ici parisien et un là-bas algérien ». La langue fantôme, c’est-à-dire l’arabe dialectal algérien que parlait sa mère analphabète, est en lui vivante et sous-tend chacun de ses écrits.

Ce numéro-supplément est indispensable non seulement à la connaissance de Malek Alloula, mais aussi à celle d’une littérature habitée par l’inconfort de l’exil et l’indignation suscitée par les pratiques de la colonisation. Dans Harem colonial : Images d’un sous-érotisme, Alloula décrypte l’iconographie de cartes postales prétendument orientalistes qui dévoilent les seins d’Algériennes et les offrent ainsi à tous les regards.

Outre celle de Yamna Chadli Abdelkader, le numéro contient les contributions de Salim Jay, Ghislain Ripault, Denise Brahimi, Éric Sarner, Fabienne Pava, Marie Étienne, Linda Lê, et la belle citation, en quatrième de couverture, de la compagne du poète, Véronique Lejeune : « Calades et chemins d’amour. Nous voici loin, séparés de mort, et tu ne cesses de m’étreindre. » M. E.

On peut commander la revue Triages aux éditions Tarabuste : rue du Fort, 36170 Saint-Benoît-du-Sault ou directement sur son site. Prix : 20 € + 3 € de frais d’envoi.

Critique, n° 839

Revue 7 en attendant Nadeau triagesEn 1983, la revue fondée par Georges Bataille intitulait « Dans le bain japonais » un numéro spécial consacré au Japon. Un tiers de siècle plus tard, le point de vue a changé. Le pays phare de l’innovation technologique et de la croissance économique piétine. Même sa démographie est morose. Bien sûr, c’est encore la troisième économie mondiale, mais ce ralentissement du dynamisme est en lui-même un problème pour nous tous : d’une manière renouvelée, s’intéresser au Japon est une manière de s’interroger sur les problèmes posés par la modernité.

Il y eut d’abord, le 8 juillet 1853, la brutale irruption des croiseurs du commodore Perry dans la baie de Tokyo, forçant l’intégration du Japon dans l’espace économique mondial. Les Occidentaux ont voulu y voir l’entrée dans la modernité d’un empire insulaire qui aurait été fermé à tout avenir. Les doutes sur la légitimité d’une telle vision sont venus d’où l’on en attendait le moins la formulation : de l’opéra, avec le Madame Butterfly de Puccini puis celui de Busoni.

Puis, tandis que les Européens cherchaient la modernité du côté du fascisme, les militaires japonais firent la preuve de leur efficacité en la matière, avant que l’extrême modernité technique ne tombe du ciel sur Hiroshima et Nagasaki. Après quoi, le Japon militairement soumis aux Américains fit la preuve de son dynamisme économique et de son inventivité technique, et nous nous interrogions sur ce mélange original d’extrême modernité technique et de tradition culturelle. La haute fidélité, le fax, l’ordinateur, face au futon, au tatami, à l’art des jardins. Avec peut-être un brin d’orientalisme, nous étions tentés de voir là une voie exemplaire de la modernité.

Et puis la mer a submergé les réacteurs nucléaires de Fukushima et les Japonais eux-mêmes paraissent ne plus croire en leur avenir. Qu’en est-il alors de cette modernité dont le Japon montrait la voie ? Peut-être serait-il bon, ne serait-ce que pour nous comprendre nous-mêmes, d’y voir plus clair dans la manière dont « le Japon devint moderne ». Telle est l’ambition de cette livraison de Critique. M. L.

Le n° 839 de Critique s’intitule « Et le Japon devint moderne… ». On le trouvera en librairie ou sur abonnement sur le site des éditions de Minuit.

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