Si tout s’était passé comme prévu, personne n’aurait jamais entendu parler d’Adieu Bogota. Mais le manuscrit qu’on croyait détruit a été retrouvé quarante-cinq ans après sa disparition et le roman de Simone et André Schwarz-Bart vient donc d’être publié.
Simone et André Schwarz-Bart, Adieu Bogota. Seuil, 272 p., 18 €
Adieu Bogota nous mène des rues de Cayenne au début du XXe siècle à une maison de retraite dans le Paris des années 1950, en passant par un club de jazz de Harlem, et bien sûr Bogota. On croise une vieille cabocle à qui le malheur n’a pas appris la compassion, un hidalgo fortuné et vieillissant, une prolétaire du Quartier latin et d’anciens communards enrichis par l’or guyanais. La narratrice, Mariotte, est une Martiniquaise, fille et petite-fille d’esclaves.
Dans une sorte de prologue, Mariotte, âgée mais vaillante, observe les pensionnaires de ce qu’on appelait à l’époque un asile de vieillards : « J’ai toujours été fascinée par l’existence des éphémères. Je les voyais pareils aux petits vieux autour de moi, rabougris, avec des gestes tremblants de leurs ailes. » Parmi eux, Jeanne, qui a été mère célibataire et ouvrière dans une fabrique de crayons. Il y a eu des hommes qui l’ont maltraitée, des enfants qu’elle a abandonnés. Il y a eu de l’alcool, le Front populaire et le pacte germano-soviétique. Mariotte l’écoute raconter et l’imagine « sautant de naufrage en naufrage, la tête vide et le cœur sec… des visites à la faiseuse d’anges, des sorties d’usine et des montées d’escaliers en colimaçon ».
La suite du livre est comme un long flash-back. On se retrouve en 1902, sur un bateau qui fait route vers la Guyane. À son bord, Mariotte quitte la Martinique après l’éruption de la montagne Pelée, entourée de « négresses qui allaient tenir compagnie aux chercheurs d’or ». Débarquant à Cayenne, elle découvre des bagnards blancs enchaînés, frappés, affamés, elle en éprouve un double sentiment « de scandale et de satisfaction ». Les jours passant, elle comprend « la morgue des nègres guyanais à l’égard des insulaires. L’existence du bagne avait complètement détruit dans l’ancien esclave l’idée de la supériorité du Blanc ».
Dans cette ville où le corps des femmes est une marchandise bon marché, Mariotte décide de vendre sa peau très cher. Elle se met elle-même aux enchères et sera acquise pour un kilo d’or par La Commune, un ancien bagnard qui a fait fortune dans l’orpaillage et qui est l’autre personnage important du roman. Dans une première vie, il a été un enfant de la mine. Pas le pire moment qu’il ait connu, il y a même parfois goûté un sentiment de liberté, « quand ils se mettaient à plusieurs la peau nue… avec une ou deux chercheuses de douze ans dont les corps blancs semblaient luire comme des lampes, dans l’ombre, tandis que l’on voyait à peine leurs visages mangés de poussière, leurs joues d’abord crissantes sous les doigts, puis douces ; ces dents qui éclataient soudain, en un sourire muet, et le rêve d’un blanc d’œil ». Plus tard, il y a eu la découverte du combat collectif : « la Commune fut la grande fête de son existence. Comme si Jésus descendait sur un nuage pour désigner les méchants à la colère des bons, des ouvriers ». Et puis la défaite, la condamnation au bagne, « le départ en déportation » qui se fait au chant de L’Internationale, et les interminables et cruelles années de détention pendant lesquelles il parvient « tout juste, à rester un homme à l’intérieur ».
Ce qui se passera ensuite ? Avant de l’évoquer, il faut parler des conditions miraculeuses dans lesquelles le livre a été sauvé de la destruction. Adieu Bogota est le quatrième et avant-dernier volume du « cycle antillais » d’André et Simone Schwarz-Bart. En dehors de La mulâtresse Solitude (1972), ils ont été écrits à quatre mains : Un plat de porc aux bananes vertes (1967), L’ancêtre en Solitude (2015). En 1959, André avait eu le prix Goncourt pour Le dernier des Justes, premier roman français sur la Shoah. Dans un magnifique et très long texte publié par Le Figaro littéraire, au moment de la parution du Plat de porc aux bananes vertes, il raconte sa volonté de parler de l’histoire des Antillais. Il explique comment, « enfant juif dont les pères furent esclaves sous Pharaon avant de le redevenir sous Hitler », il s’est pris d’un amour « fraternel et définitif pour les Antillais ». Il explique aussi comment Simone en est venue à écrire avec lui. Depuis 1955, il rêvait d’un roman sur l’esclavage mais se heurtait à l’absence de ce qu’il appelle « la fleur de toute œuvre jaillie d’un sol spirituel ». Jusqu’au jour où Simone lui envoie le récit d’une dispute entre deux enfants en Guadeloupe, dont elle est originaire. Il découvre que sa femme est un écrivain et lui propose d’entamer une collaboration. De leur travail commun naîtra le « cycle antillais » : le Plat de porc, donc, puis quatre autres romans, déjà largement écrits en 1972.
1972, c’est l’année où paraît La mulâtresse Solitude, écrit par André seul. Avant lui, Solitude était à peine une figurante dans l’histoire des Antilles : une négresse maronne pendue en 1802, le lendemain de son accouchement. Avec ce roman, il a fait d’elle un personnage mythique, il a en réalité écrit le grand roman de la résistance à l’esclavage dans les Antilles françaises. « Le roman que tout écrivain noir aurait voulu écrire », dit Simone. À la sortie de La mulâtresse Solitude, les réactions sont violentes. À l’époque, les indépendantistes guadeloupéens sont très actifs, André et Simone sont d’ailleurs très proches d’eux mais, comme l’écrivaine le dit aujourd’hui, c’est aussi le grand moment de « l’intimité ethnique ». Il y a un « procès en légitimité » : un Blanc ne peut pas raconter une histoire de Noirs, encore moins un Juif. Unique soutien, Léopold Sédar Senghor, qui écrira : « Seul un Juif pouvait nous sentir à ce point, pouvait être à notre niveau de souffrance et de puissance imaginante : de force et de tendresse en même temps. » Mais, pour André Schwarz-Bart, « la blessure est irréparable ». Il continue à écrire, mais jette les manuscrits au fur et à mesure, il ne publiera plus. « Je comprends maintenant en voyant ses notes, dit Simone. C’était tout frais la Shoah, ça vient de se faire, cet esclavage-là. » André écrit pour créer un lien avec le monde. « Si ce lien, il n’arrive pas à le créer, la nécessité de publier tombe. » Elle aussi arrête d’écrire mais, sur l’insistance d’André, elle s’y remettra et publiera Ti-Jean l’horizon en 1979 et Ton beau capitaine en 1987.
Quand André meurt, en 2006, sa femme pense qu’il a détruit tous les textes qu’ils ont écrits ensemble. Jusqu’au jour où Francine Kaufmann, une universitaire qui travaille sur l’œuvre d’André Schwarz-Bart, l’appelle : « Je suis sûre que le cycle antillais est quelque part ». En 2010, elle débarque en Guadeloupe et, pendant des semaines, « comme dans une transe », s’installe dans le bureau d’André, ouvre tiroirs et dossiers, classe brouillons et documents annotés. Au bout de trois mois, elle en est certaine : il y a « au moins de quoi reconstituer deux volumes complets ». C’est à partir de ces éléments que Simone a retravaillé L’ancêtre en Solitude, Adieu Bogota et un dernier roman qui sera publié en 2018.
Dans l’œuvre commune de Simone et André, il y a la fraternité, la proximité des destins juifs et antillais. Dans Le Figaro littéraire, on l’a vu, André en parle longuement. Cela le touchait, disait-il, à cause de ce qu’il venait « d’éprouver dans [sa] chair ». Simone, elle, dit aujourd’hui : « Je portais des enfants juifs, la mère et deux frères d’André avaient été gazés. Quand j’ai endossé cette histoire, je me suis trouvée plus proche de la mienne. » Dans Adieu Bogota, il y a encore autre chose, les auteurs écrivent : « Saint-Laurent du Maroni était une ville bâtie par le bagne et pour le bagne, comme Buchenwald le serait plus tard pour d’autres damnés ». Et aussi : « Bagnard libre, dirais-je esclave affranchi ? » Le regard sur la proximité Juifs/Antillais s’est élargi à d’autres damnés de la terre : les bagnards, mais aussi les femmes maltraitées par les hommes, les enfants qui travaillent dans les mines, les prolétaires. (Sur la vieille Jeanne, on lit que, enfant, « elle habitait un de ces quartiers d’esclaves industriels. Dans ces hautes époques, les banlieues avaient encore un charme épicé de rue Cases-Nègres ».)
Et enfin les vieux. Dans Le Figaro toujours, André explique pourquoi le sujet l’obsède, ses phrases auraient pu être écrites aujourd’hui : « On peut y lire, en toutes lettres, le thème de la mort ; et, en filigrane, la vérité sur la civilisation occidentale qui est fondée sur l’holocauste quotidien des animaux, sur la domination de la femme, sur l’exploitation de l’homme, et sur la liquidation insidieuse des vieillards, des infirmes, des aliénés mentaux et autres laissés-pour-compte. »
Après Cayenne, il y aura d’autres aventures, plutôt des mésaventures à vrai dire. Comme ce voyage de Mariotte et La Commune à New York, pour échapper au souvenir du bagne et de l’esclavage. Las. Mariotte découvre que « beaucoup de Noirs américains [sont] de vrais nègres blancs, des déracinés par cette grande ville qui en [fait] une foule non solidaire ». Quant à La Commune, malgré son immense fortune qui lui permet de fréquenter les bourgeois, il constate : « Je suis toujours au bagne et je n’en sortirai jamais ; j’ai laissé ma peau collée là-bas ».