Avec Ejo, son précédent recueil de nouvelles, Beata Umubyeyi Mairesse donnait la parole à des femmes. Elles évoquaient l’éjo-hier et l’éjo-demain, c’est-à-dire l’avant et l’après génocide des Tutsi, en 1994, au Rwanda. Ici, nous entendons des voix d’enfants. Ce sont des textes doux comme des contes murmurés par la mère, mais des récits d’où sort la violence de la mort : « En temps de guerre, l’enfant n’a pas le loisir de s’indigner progressivement. » Ce fut le cas de la « génération 94 ».
Beata Umubyeyi Mairesse, Lézardes. La Cheminante, 170 p., 16 €
Beata Umubyeyi Mairesse ne réunit pas des « témoignages » ou des récits journalistiques, elle fait œuvre littéraire en restituant des paroles d’enfants qui se souviennent de bribes, ou d’une mère qui observe ses enfants, aujourd’hui, en se remémorant sa propre expérience de 1994. Les points de vue varient. En les disant comme des fables, avec l’envoutement nécessaire, l’auteure assimile ces récits brefs à autant de « lézardes » : « Les adultes construisent tout autour des enfants un joli mur bariolé supposé les protéger de ce qui fait mal dans la vraie vie. Très vite pourtant, et parfois sans que quiconque en prenne conscience, les premières lézardes apparaissent sur le joli mur de couleur. » Elles attirent, fascinent l’enfant. « Les lézardes se promènent tout au long du mur et nos beaux mensonges ressemblent à des rides sur un visage prématurément fatigué. » Elles deviennent la « triste topographie des non-dits ». Beata Umubyeyi Mairesse a elle-même échappé de justesse au génocide, à l’âge de quinze ans. « Trois mois de survie. Le refuge d’une cave. La mort qui gronde tous azimuts », nous dit son éditrice.
Comme Alice, la jeune fille du premier texte intitulé « Le gout des cerises », qui s’accroche à des images merveilleuses de propagande coréenne, images qui l’ont fait rêver toute son enfance. « Et quand il a fallu se cacher, quand son père, sa mère et son petit frère avaient été tués par les voisins, quand elle avait entrepris le long périple pour sauver sa vie et trouver asile chez sa marraine et son parrain de l’autre bout du monde, quand elle avait cru mourir de chagrin, Alice avait tenu en pensant à ce père éternel qui l’attendait à Pyongyang. »
Chaque texte est précédé d’une date : 1994, 1984-1993, 1987, 1993, 2009 ou même 2074. Trois fables sont inspirées de contes du Rwanda « d’autrefois ». Les dates situent les récits par rapport à 1994, identifient l’âge des personnages, qui correspond généralement à celui de l’auteure, enfant ou mère. Ainsi, Igicucu, une fille de dix ans qui se méfie de son ombre, en 1979, et qui nous confie : « Mon ombre a eu des seins avant moi. » Elle l’a crainte – en kinyarwanda, son nom signifie, selon la prononciation, « ombre » ou « idiote » – et a fini par s’en débarrasser à l’aide de… la machette de son père.
D’autres histoires, toujours de cette écriture saisissante, économe, patiente comme lorsqu’on parle à quelqu’un de fragile, quand on sait que la chute sera brutale. Au centre du livre, nous trouvons le portrait d’une « Petite », une petite fille « née après ». Nous sommes en 2000. Faites le calcul et vous comprendrez de quoi il s’agit. Sa mère la hait, elle a essayé d’avorter en tapant sur son ventre. Seul son demi-frère, l’Ainé, la protège. « Quand Petite est arrivée, l’Ainé est devenu bien plus qu’un grand frère. La mère avait tout juste la force de l’allaiter. Le reste lui était impossible. Laver, cajoler, porter. » Ce court récit est un des plus forts du volume, il agit comme un symbole des familles de l’après qui doivent, pour continuer à vivre, oublier : « Un jour l’Ainé s’est demandé pourquoi il avait tout effacé, les souvenirs d’avant, le frère et le père dont on n’a jamais retrouvé les restes, la mère telle qu’elle avait été. Il pense que c’est à cause des coups sur la tête, des cicatrices qui zèbrent ses tempes. Il ne s’avoue pas que c’est par solidarité avec Petite qui est née après. »
Les enfants aiment jouer à cache-cache, et la mère avec eux. Sauf qu’à ce jeu, en 2009, les enfants rappellent à la mère comment elle s’est cachée, quand son père lui a expliqué que les voisins allaient venir et qu’il ne fallait surtout pas qu’ils les trouvent. Elle lui a montré « une cachette infaillible », et s’y est glissée : « J’y suis restée une éternité. Personne ne m’a trouvée, alors je suppose qu’on peut dire que j’ai gagné. Mon frère avait un rhume, c’était la grande saison des pluies. Les voisins l’ont vite trouvé là où il était tapi avec ma mère. Mon père n’a pas pu rester silencieux, il a arrêté de jouer dès qu’il a entendu les voisins crier le nom de sa femme. Moi j’ai suivi ses consignes. Et pendant les semaines qui ont suivi, je me suis réellement transformée en papillon de nuit, sortant me nourrir quand les autres enfants dormaient, et évitant les lumières menaçantes des hommes. »
La voix de Beata Umubyeyi Mairesse nous atteint là où on ne s’y attend pas. Elle réveille notre enfance pour nous faire partager le souvenir de douleurs inconsolables. Ses mots posés délicatement nous disent l’exactitude des sentiments. « Quand gronde la guerre, l’enfant doit se débrouiller pour assimiler ‟la vérité sur l’existence” en accéléré », nous a-t-elle avertis. Ce qui bouscule aussi nos visions naïves des méandres de la mémoire et de l’oubli.