Ce gros ouvrage est le produit d’une entreprise conçue voici une dizaine d’années par la professeure d’histoire contemporaine Christine Bard, à qui nous devions déjà de nombreux livres fondamentaux sur l’histoire des femmes du XXe siècle (Les filles de Marianne : Histoire des féminismes. 1914-1940, 1995 ; Les garçonnes : Modes et fantasmes des Années folles, 1998 ; Une histoire politique du pantalon, 2010…), et des réalisations majeures pour la collecte des archives des grandes militantes contemporaines (création du Centre des archives du féminisme à l’université d’Angers, fondation de l’association Archives du féminisme, codirection du Guide des sources de l’histoire du féminisme, 2006…).
Christine Bard et Sylvie Chaperon (dir.), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècle. PUF, 1 700 p., 32 €
Ce dictionnaire s’inscrit dans la droite ligne de ces recherches, qui visent à restituer l’histoire de celles et ceux qui ont œuvré (et œuvrent encore) à changer la France, afin que les principes d’égalité et de liberté qu’elle affiche depuis la Révolution cessent d’être bafoués tous les jours en pratique, dans un domaine ou un autre. L’histoire de leur combat, aussi, puisque les notices de ce dictionnaire ne portent pas seulement sur des personnes (421 entrées biographiques, auxquelles s’ajoutent 65 pages d’index pour les noms présents dans le corps des notices) mais sur des sujets (137 entrées thématiques, auxquelles renvoient utilement les mots-clés qui suivent toutes les notices). Travail redevable à près de deux cents chercheurs et chercheuses francophones de nombreux pays, et piloté, avec Christine Bard, par une autre historienne du féminisme contemporain, Sylvie Chaperon (Les années Beauvoir, 1945-1970, 2000 ; La médecine du sexe et les femmes, 2008…).
C’est peu dire que l’ouvrage est une mine. Même s’il a fallu « définir » et « choisir », comme l’annonce l’Avant-Propos, ce sont des centaines de femmes et d’hommes que l’on découvre ou redécouvre dans cet ouvrage, des centaines de luttes, de mouvements, d’associations, de groupes, de revendications… Et comme toute cette histoire est la plupart du temps parfaitement inconnue – aucun étage de l’« école républicaine » n’y accordant la moindre place –, on ne saurait trop recommander la lecture de ce livre, si ce n’est page après page (quoique), du moins au gré de l’inspiration, ou en suivant les fils que tissent entre elles les notices et les idées qu’elles éveillent. À n’en pas douter, l’ensemble permet, malgré des lacunes assumées, de « mettre en lumière l’extraordinaire diversité des trajectoires, des œuvres, des positions ».
Dans le détail, les connaisseurs et connaisseuses des personnes ou des mouvements faisant l’objet de notices pourront trouver à redire sur quelques-unes, quoi de plus normal ? On peut toutefois s’étonner que certaines entrées fassent l’impasse sur des faits de notoriété publique, comme la fin de non-recevoir fort méprisante que George Sand opposa, en 1848, aux ouvrières féministes du journal La Voix des femmes qui l’avaient appelée à se présenter à la députation, afin de représenter leur sexe banni du « suffrage universel » ; c’est dans l’entrée « Femmes de 1848 » qu’on trouve l’information. On ne peut également que regretter dans un tel ouvrage l’absence de figures importantes, comme Sophie Ulliac Trémadeure, qui fut journaliste au Conseiller des femmes (1833-1834) et rédactrice pour la Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises (1836), qui dénonça les difficultés faites aux femmes voulant faire carrière dans les lettres (Émilie ou la jeune fille auteur, 1837), et qui n’est évoquée ici que dans la notice « Prison ». Plus près de nous, l’absence de notice pour Évelyne Le Garrec ne s’explique guère ; ferait-elle partie des femmes qui ont refusé d’être « biographées » ?
Quelques illogismes ou bizarreries sont à déplorer. La notion de « vague » est employée dès l’Avant-Propos, mais sans explication, et aucune entrée « Vague » ne vient dire de quoi il est question. De fait, trois entrées s’y rattachent, mais séparées les unes des autres puisque classées à l’adjectif (« Deuxième vague », « Première vague », « Troisième vague »). Un choix inverse est fait pour « Féminisme » : c’est à la lettre du substantif qu’on trouve plusieurs entrées : féminisme « d’Ancien Régime », « d’État », « matérialiste », « modéré », « radical », « universaliste/différentialiste », « islamique ». Bizarrement, pas de « Féminisme chrétien » ni de « Féminisme lutte de classes », qui ont été puissants. Par ailleurs, la Belgique fournit une entrée, mais ni la Suisse ni le Canada, ni l’Afrique francophone (ce qui se justifierait, d’autant que les trois pays du Maghreb en ont une). La Révolution française fait l’objet d’une notice, mais pas la révolution de 1848 (évoquée sous « Femmes de 1848 » – ce qui suppose qu’on connaît cette expression), ni la Commune (oubliée au profit des « Communardes »). Christine de Pizan est classée à P, ce qui reviendrait à classer Thomas d’Aquin à A. L’entrée « Santé » parle essentiellement du self-help (ce qui ne se justifie pas), alors qu’on cherche vainement une entrée « Self-help ».
Ces petits défauts ou ces manques devraient pouvoir se corriger facilement dans une édition ultérieure ou en ligne. Parallèlement, il faudrait renoncer à une périodisation aussi large, vu que les féministes du XVIIIe siècle sont quasiment absentes de l’ouvrage (Lambert, Du Bocage, Marivaux, Thomas, Riballier, Jodin…), y compris beaucoup de celles et ceux qui ont survécu à la Révolution (Gacon-Dufour, Coicy, Clément-Hémery, Beaufort d’Hautpoul, Dufrénoy, Beauharnais, Kéralio, Genlis, Laclos…). La Révolution elle-même n’est que partiellement traitée, comme la période qui la suit. Ce dictionnaire ne commence à tourner à plein régime qu’à partir des années 1830. Encore moins devrait-on y trouver les biographies de Christine de Pizan, Marie de Gournay et Poulain de la Barre, qui ont vécu bien avant le XVIIIe siècle, et qui ne représentent qu’une petite partie du « Féminisme d’Ancien Régime » ; serait-ce pour cette raison que la rédactrice de cette notice a préféré ne pas citer un seul nom ?
En réalité, cette place prise aux dépens de notices qui devraient se trouver là semble une concession aux critiques adressées aux historiennes persuadées que « le vrai féminisme commence au XIXe siècle » – dont les conceptrices du projet semblent toujours faire partie. Cet a priori est particulièrement visible dans l’Avant-Propos, où l’on peut lire que « la Révolution française constitue un point de départ [du livre], puisqu’elle crée un cadre de pensée politique qui rend possible la revendication de droits égaux pour les deux sexes » ; alors que ce cadre date de la création des universités, qui permirent aux hommes de se tailler un monopole sur toutes les fonctions supérieures jusqu’à la fin du XIXe siècle au moins, ouvrant ainsi une controverse aux multiples ramifications : la Querelle des femmes, qui aurait mérité une entrée thématique puisqu’elle s’est poursuivie jusque loin dans le XXe siècle. Mais si cet a priori est surtout visible dans les premières pages, il pollue également certaines notices thématiques. En témoigne le curieux couplage auquel donne lieu l’entrée « Féminisme universaliste/différentialiste », qui, sous prétexte d’un affrontement de groupes qui dura vingt ans, oppose deux notions qui se recouvrent en grande partie depuis… Christine de Pizan.
On l’aura compris : ce dictionnaire est un outil incomparable et d’une extrême utilité pour toute personne s’intéressant au féminisme contemporain, et il faut remercier Christine Bard et Sylvie Chaperon de l’avoir entrepris et mené à bien. Comme le Dictionnaire du mouvement ouvrier dont il se réclame, il devrait connaître une longue vie future, qu’on lui souhaite ardemment.