La question de l’état d’exception refait surface de manière régulière ces dernières années, au point qu’il est pertinent de se demander si l’expression peut avoir encore un sens lorsque les prétextes les plus divers sont utilisés pour remettre en cause l’État de droit et suspendre les mesures légales ordinaires qui assurent les droits et libertés.
Marie Goupy, L’état d’exception : Ou l’impuissance autoritaire de l’État à l’époque du libéralisme. CNRS Éditions, 342 p., 25 €
Si des notions comme celles d’état d’urgence ou d’état de siège sont bien balisées, l’état d’exception semble plutôt désigner le simple recoupement de mesures extraordinaires décidées par les autorités publiques pour une raison d’urgence. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York, de nombreux États, dont la France et le Canada, se sont dotés de mécanismes permettant de déroger aux normes habituelles pour garantir la sécurité publique. Il serait toutefois faux de réduire les débats qui entourent l’état d’exception aux seules contingences de l’actualité. Marie Goupy le rappelle dans un livre important, où elle interpelle l’œuvre controversée du juriste Carl Schmitt et où elle montre comment l’argumentaire en faveur des mesures exceptionnelles s’est développé dans des périodes où les institutions démocratiques se trouvaient particulièrement fragiles.
Par une analyse historique très fine, l’auteure explique la manière dont les États se dépolitisent en voulant garantir leur efficacité administrative, ce qui a pour effet de brouiller la séparation entre les pouvoirs législatif et exécutif.
Une première étape de ce parcours qui mène des démocraties aux États autoritaires s’observe dans une crise du parlementarisme, lorsqu’un pouvoir gère les affaires courantes par décrets ou lorsqu’il ne fait face à aucune opposition réelle. Le parlementarisme peut aussi perdre à son propre jeu lorsqu’il n’est pas contrôlé par des garde-fous constitutionnels. Goupy montre en quoi les démocraties libérales se trouvent confrontées dès leur naissance à des contradictions internes qui sont à la source de leur fragilité. Plus les gouvernements, au nom de la légitimité électorale, estiment qu’ils peuvent modifier la Constitution selon la volonté du Parlement, plus grands sont les risques d’arbitraire, voire même d’auto-destitution de l’autorité de l’État, le pouvoir législatif se trouvant délégué à une élite politique qui est dès lors libre d’agir pour ses intérêts.
Selon Schmitt – dont l’audience dans le monde francophone doit beaucoup aux travaux de Jean-François Kervégan et d’Olivier Beaud –, la dépolitisation des relations sociales s’explique par une volonté de neutralité de l’État face au pluralisme des valeurs. Si l’État se veut véritablement démocratique, il doit encadrer les liens entre les agents sociaux en se montrant indifférent dans la gestion de leurs valeurs et croyances. L’État devient alors un acteur purement formel, abstrait, des échanges démocratiques entre les citoyens. Il ne lui est plus possible, pense Schmitt, de garantir l’entente entre les parties, ce qui a pour effet d’exacerber les rapports de force et de troubler la paix sociale. Pour agir, l’État doit en quelque sorte sortir de lui-même, d’où l’état d’exception. Pour Schmitt, ce n’est donc pas seulement Weimar qui prêtait le flanc à ce qui allait devenir le Troisième Reich, mais les démocraties qui génèrent l’autoritarisme qu’elles ne peuvent ensuite plus gérer à moins de se redéfinir profondément et donc de cesser d’exister comme démocraties libérales.
La première partie du livre retrace l’histoire de l’antiparlementarisme dans l’entre-deux-guerres. Après un rapide examen des thèses du juriste Raymond Carré de Malberg (1861-1935) sur les pouvoirs de crise, Marie Goupy consacre l’essentiel de ses efforts à la polémique entourant les pouvoirs exceptionnels de l’État à l’époque de la république de Weimar. Elle montre l’évolution de la pensée de Carl Schmitt et expose les critiques adressées au positivisme juridique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Selon ces critiques, le positivisme serait au cœur du problème des démocraties libérales qui ont dérivé vers l’autoritarisme en identifiant le droit et la loi, ce qui a favorisé la mutation de la république de Weimar en un simple appareil administratif facilement soumis aux volontés des dirigeants.
La deuxième partie est tout entière consacrée à Carl Schmitt. Rien de grandiloquent ni de tonitruant dans l’approche de Marie Goupy. Si son livre adopte parfois des accents foucaldiens, il s’agit d’abord et avant tout d’un ouvrage d’historienne des idées et de philosophe qui évite toute forme de jargon ou de formules creuses au profit d’une lecture fine et rigoureuse du contexte institutionnel et juridique de la république de Weimar.
Comment justifier la suspension du droit ? Pour quelles fins exactement ? Est-il vrai que le droit entrave le pouvoir de l’État et l’empêche d’assurer la sécurité des citoyens ? Parallèlement au travail historique de Marie Garrau, le présent livre a le grand mérite de contribuer à un débat de plus en plus négligé, les démocraties actuelles étant malheureusement capables d’une grande lassitude à l’égard de leur propre pérennité.