L’engagement de Michel Thévoz en faveur de l’art nous est connu avant tout par son intérêt pour Louis Soutter, cet artiste suisse maudit, interné de manière discutable, créateur d’une œuvre forte et superbe, dessins et peintures, au trait ou au doigt. Soutter est l’un des phares du XXe siècle. Il est à la fois un grand artiste et un créateur différent.
Michel Thévoz, L’art comme malentendu. Minuit, 96 p., 11 €
Requiem pour la folie. La Différence, 141 p., 15 €
Ce goût de l’à-côté et des chemins de traverse, Michel Thévoz l’a incarné de manière explicite et générale à travers les responsabilités qu’il a assumées dans la direction du musée de l’Art brut à Lausanne dont il est par ailleurs l’initiateur. On peut très bien être à la fois fasciné et réticent vis-à-vis des collections de ce musée et ne pas placer au même niveau la production de la plupart des empêchés et celle, trouant toute particularité pour se hausser au pur génie, de Louis Soutter. Quel que soit notre engouement pour Soutter et notre questionnement critique de la majeure partie des œuvres des enfermés ou des entravés, tout regard posé sur les créations ainsi venues au jour, le jugement et l’attirance se relayant, pose une question infinie : qu’en est-il vraiment, art ou non-art, art incisif ou expression de l’autre, thérapie ou création ?
À cette question Michel Thévoz répond par deux livres d’un apport indéniable, Requiem pour la folie et L’art comme malentendu. Ce ne sont pas des sommes de grande ampleur mais, au contraire, des traités mesurés. Ils portent moins sur l’art que sur ses rapports à divers ordres qui viennent perturber la pensée trop classique s’en tenant à la seule vérité esthétique. Les dimensions sociale, psychologique et médicale entourent l’expression créative dans son mystère. Michel Thévoz, en s’appuyant sur l’art et sur un art bien singulier comme celui des aliénés, fait le portrait du monde moderne, de ses valeurs comme de ses abandons. Le fond de sa pensée s’en remet à une approche multiple et très fine de la différence. Car l’art est ainsi. La différence est l’autre nom de l’innommable. Sinon de l’impossible.
On est comblé lorsque l’auteur établit un lien entre deux créateurs suisses qui sont des modèles pour l’expression dans son absolu et qui ont été internés sans motif totalement fondé dans leur pays, Robert Walser comme écrivain et Louis Soutter comme artiste. Porté par les inventions de la science et les trouvailles de la psychanalyse, Michel Thévoz avance, loin de se soumettre à la doxa. Il invente sa méthode et son objet, ses références et ses assertions. Il retombe invariablement sur l’art dont il réinterprète le cours. Il donne à voir un état imprévu du monde. Il se plaît à relever les fausses évidences et les défauts d’intention. Il réoriente le banal et met en lumière la grisaille sans saveur. Il faut convenir qu’à cette aune les aliénés sont un sursaut dont des hommes comme lui ou Dubuffet apprécient les constats (même si, jusque dans leur sphère propre, ils seraient aujourd’hui menacés). Le monde est placé dans l’épouvante de sa platitude, l’exemple de Lausanne désarticulée comme espace urbain et l’arrachement du corps tatoué à toute forme de rituel en sont des marques manifestes.
La pensée de Michel Thévoz est friande d’appuis qui reviennent et sont des aveux de fraternité, Lacan et Ponge, Lévi-Strauss et Dubuffet, par exemple. On a rarement aussi bien évoqué Warhol et Manzoni. Pour ne rien dire de Miles Davis, un grand morceau de connivence et d’éclaircissement. Thévoz semble s’éloigner de l’art mais c’est pour mieux y revenir. L’ambition est de visiter l’entier des possibles, de parcourir le réel du sous-sol aux combles. La pensée soucieuse de ne pas se soumettre est en voyage et en voyage permanent. Elle s’affiche avec la science, la médecine, la psychologie, elle s’arrête sur l’état des guerres, sur la présence de la sauvagerie dans les sociétés d’aujourd’hui, elle met en avant la perte des structures profondes, elle agrège les investigations les plus savantes et les modalités de l’artifice le plus superficiel, elle tombe en arrêt sur la question : qu’est-ce que l’art et qu’est-il au sein de la divagation générale ?
Même pour ce qu’il défend radicalement, l’art brut ou l’art autre, Michel Thévoz craint la perte des racines. Il soupçonne le nivellement par le neutre, il suppose un manque d’air peu propice au renouvellement des vertiges. Il a raison. Il esquisse à la fois la menace et la défense au regard de ce qu’il veut sauver. Il nous place au cœur de la postmodernité. S’il éreinte l’extension du musée, il rend grâces à l’art de sa capacité de réversibilité ; tourner le beau en laid et recreuser jusqu’à la beauté, saturer celle-ci à son point de laideur, ainsi s’énonce sans fin l’implosion, principe de rebond, aveu suicidaire, perte du sens et économie de l’incertain. L’art n’est que la métaphore du réel qui ne sait plus trop où il va ni ce qu’il tente. L’art ne cesse de mimer sa fin, aussi se laisse-t-il aller à refonder ses principes de hasard et d’abolition. Voilà une manière de passer de l’histoire de l’art à l’histoire de l’homme. Comment être ou comment le dire, et surtout comment respirer ?