Nathalie Skowronek, fille d’une famille juive polonaise installée en Belgique, entreprend la reconstruction d’une histoire collective, celle des générations de tailleurs et de confectionneurs de shmattès. Comme l’arbre généalogique de l’auteure, le terme yiddish a « traversé les époques, les pays, les langues » : les shmattès, ces « bouts de tissus sans valeur », retrouvent une valeur dans la circulation et la transmission.
Nathalie Skowronek, Un monde sur mesure. Grasset, 198 p., 19 €
« C’était leur réalité, et ils n’en avaient pas d’autre » : cette phrase de Georges Perec extraite de son roman Les Choses et choisie par Nathalie Skowronek comme épigraphe de son livre, éclaire d’emblée le défi de l’auteure. Comment reconstruire une réalité inscrite dans l’héritage et la tradition ? Comment « formuler un ailleurs » dans l’acte d’écriture qui témoigne, rattache et libère en même temps ? Ici, l’identité se confond avec le métier. La couture est une raison de vivre, voire de survivre. Pour Abram Tsiguelman, dernier tailleur et seul Juif survivant de son village ukrainien, il s’agit de retrouver sa machine à coudre et continuer à travailler. Pour Nathalie Skowronek, il s’agit de transformer le texte en machine à coudre le temps. L’écriture comme un exercice de couture : dérouler les fils des mots, recoller les tissus épars de la mémoire.
Un monde sur mesure est un livre de quête. D’une page à l’autre, il y a ce dialogue tendu entre les lieux de la mémoire et l’acte d’écriture qui lutte obstinément contre le silence, la transformation ou l’oubli. Nathalie Skowronek a le don de confectionner les structures des espaces perdus. Le magasin principal de ses parents à Gand en Belgique est une « colonne vertébrale », un « noyau dur », « un labyrinthe » emporté dans les dédales de l’histoire du vêtement. L’univers des shmattès donne l’impression d’être « un pays dans le pays », un espace clos réglementé par les codes du savoir-faire familial.
Derrière cette quête spatiale, il y a le portrait social d’une génération de travailleurs qui ne vivent que par et pour leur travail : rejet de la contestation, plaisir du « triomphe facile », « rationalisation des efforts », distribution des rôles, rapport à l’argent « décomplexant », migration d’un magasin à un autre dans la douleur de la séparation et la nécessité de la reconstruction. Ce monde « sur mesure » est aussi la scène d’un théâtre de caractères, entre l’espièglerie de Lili, l’arrière-grand-mère paternelle, la solitude de Rayele, la grand-mère maternelle, et l’acharnement des parents Tina et Octave. D’une génération à l’autre, l’auteure reconstruit les codes de la profession, recompose les règles des boutiques, renoue avec les astuces de vente et les techniques d’organisation du métier. De la Pologne à la Belgique, l’écriture retrouve le « nous » d’un univers fragile mais haut en couleurs : « Nous vivions dans un monde fébrile, inquiet, joyeux, où la nervosité, l’ambition, la concurrence nous galvanisaient ».
Au cœur de la machine du texte, il y a la bobine du langage. Le livre est une tentative de reconstruction d’un patrimoine linguistique ancré dans l’exercice quotidien du métier. Au fil des pages, le jargon de la couture recompose un univers complexe fait de gestes et de réflexes: choisir « au décroché », surveiller les « réassorts », identifier « un article champion », encoder un autre en « UP » (pour « usage personnel »)…Avec beaucoup d’application, Nathalie Skowronek ressuscite ce qu’elle nomme « une langue dans la langue » : ensemble de vocables saisis entre un vécu partagé et « un imaginaire » créatif qui définissent l’identité et l’appartenance. Dans l’univers des shmattès, le langage est l’autre versant de l’existence, le trait d’union entre la mémoire et le texte, entre le « nous » familial et le « je » de l’auteure : « Nous étions imprégnés de ces termes qui disaient notre univers, mots détournés ou expressions toutes faites, un jargon que nous utilisons à tout-va, avec sérieux et sans la moindre distance ». Quand elle remonte aux origines de son patronyme ou quand elle évoque le « Palais de la Fourrure », nom choisi par son arrière-grand-mère pour son magasin, Nathalie Skowronek sait que les mots sont autant de fils noués autour de l’histoire collective. Pour écrire, il faut d’abord dénouer, trier, retrouver le sens des métaphores et des associations.
Comme la couture, l’écriture est un art du retour. À Bruxelles comme à Charleroi, l’auteure revient sur « les lieux fondateurs » de son passé pour constater « la fin d’un monde ». L’enfance laisse place au sentiment d’une existence étrangère dans un milieu sinistré, écrasé par la transformation des espaces et la perte des repères. Où sont les anciens magasins familiaux sinon dans le texte lui-même ? Comment concilier le regard de l’écrivaine-promeneuse avec le souvenir de l’enfant des « magasins de fripes » ? Nathalie Skowronek établit le constat suivant : « Sortir (des magasins) avait été aussi difficile qu’entrer (en littérature) ». Un monde sur mesure est la rencontre de deux espaces : le vêtement et le texte. Vit-on autrement dans l’écriture ? Oui, répond l’auteure : l’écriture a ceci de particulier qu’elle porte le signe de la rupture et intègre l’idée de la transformation. En reconstruisant la réalité des siens dans le texte, l’auteure donne sens à la fois à son appartenance et à son indépendance. Ce monde « sur mesure » est celui d’un équilibre vital : « vivre autrement ne signifiait pas abandonner les siens ».
Au détour des pages, surgit l’effondrement en 2013 du Rana Plaza, un immeuble abritant des ateliers de confection dans les faubourgs de Dacca au Bangladesh, entraînant la mort de plus de mille personnes dont les jeunes femmes travaillant derrière les machines. Entre les fissures ignorées de l’immeuble et les traces d’existence des « victimes anonymes », l’auteure interroge un commerce qui écrase la dignité humaine et court derrière l’accélération des commandes et des modes de production. Que peut l’écriture face à la dynamique de l’histoire ? Quand elle retrouve la rue du Sentier à Paris, où elle accompagnait jadis sa mère Tina pour une journée d’achats chez les fabricants, l’histoire du lieu révèle ses noms propres: Victor Hugo, André Chénier, Jules Michelet. Derrière le textile, il y a l’écriture, la poésie et l’histoire. Ailleurs dans le texte, l’auteure reconstruit son temple littéraire à coups de références et de citations : de Kafka à Cohen, de Benjamin à Proust, du Bonheur des Dames de Zola au Père Goriot de Balzac. Nathalie Skowronek écrit dans l’ombre de ses écrivains, dans le sillage de leurs mots. La littérature : cette deuxième famille retrouvée dans le texte.
Dans Un monde sur mesure, la tentative de rapprochement se heurte à « ces forces contraires qui en permanence nous poussent d’arrière en avant et d’avant en arrière ». L’écriture de soi se déchire entre la reconstruction du sujet et la nostalgie des siens. Particulièrement difficile est le passage de « cette vie donnée », celle des trois générations de commerçants du vêtement, à une autre « choisie », dans la passion et les doutes de l’écriture. Face aux multiples « sous-textes » d’une vie foisonnante qui ne cesse de resurgir, Nathalie Skowronek oppose la double capacité de l’écriture à célébrer et à transcender l’héritage familial. Car, comme dans ce verset de L’Ecclésiaste qu’elle dit préférer, il y a « un temps pour déchirer, un temps pour coudre ». Un monde sur mesure est le livre d’un troisième temps : celui de l’écriture qui, par-delà les déchirures et les coutures, s’obstine à transmettre au lecteur le sens fragile et tenace de la création.