Causes joyeuses ou désespérées, de Dominique Noguez, un recueil d’articles écrits sur une trentaine d’années, démontre encore une fois l’érudition, l’humour et l’irrévérence de cet auteur si polyvalent. Et européen, dans le meilleur sens du terme.
Dominique Noguez, Causes joyeuses ou désespérées. Albin Michel, 188 p., 15 €
Scepticisme. Commençons par « s », celui de « Scepticisme ? », l’un des vingt-six articles du recueil. Noguez s’affiche sceptique, prétendant qu’à la différence de Pyrrhon, qui avait un monde neuf devant lui, aujourd’hui « on a l’impression qu’on a dépassé depuis longtemps les chemins, même ceux qui mènent nulle part, qu’on n’a plus devant soi que fondrières et précipices ». Noguez va-t-il abandonner la partie ? Rien de tel ! Justement, il cite Guillaume d’Orange : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. »
D’où vient son désespoir ? La disparition de tout ce à quoi sa génération croyait : « Par exemple, la littérature, le latin, la langue française, la laïcité – pour ne prendre que la lettre L – et aussi légalité des chances, laréduction des injustices, ladiversitédescultures, lecinémadart&essai, lacôtedeboeuf, leclimatempéré, lanon-violence, ladouceur, lélégance, etc. » Le lecteur doit louer cette litanie en « l », tout en luttant contre l’envie de l’imiter. La lamentation à laquelle donne libre cours l’auteur serait-elle un peu légère ?
De fait, Dominique Noguez ne se formalise jamais d’un manque de formalisme en littérature ; tantôt il s’impose des contraintes, tantôt il écrit de manière libre, donc la forme reste toujours au service du fond. La « disparition » qu’il déplore ne se résume pas dans l’absence d’une seule lettre – à la différence de l’un de ses modèles – mais doit se dessiner à travers une série d’arguments joyeux, sans qu’on saisisse complètement leur portée.
Cela dit, on sait ce qu’il déteste, il n’hésite pas à déterrer sa « hache » pour attaquer : « C’est H et compagnie : heffetdeserre, houature, houragon, hollution, hordremoral, houaltdisney, halloween, hamburger, hetcétéra. »
C’est en refusant de se prendre au sérieux que Noguez révèle qu’il est sérieux. L’autodérision, son arme ultime, lui donne du recul pour critiquer le système dominant : ses écarts linguistiques, même lorsqu’ils sont kitschs, sont réfléchis, comme on le voit à la fin de « Scepticisme ? » : « (Remarque finale : chemins, précipices, doigts, bras, brèches, montagnes, bébés, bains, manches, etc. : on voit que je ne suis pas avare de métaphores. Si elle n’est pas la preuve de l’action ni la garantie de la victoire, la métaphore est au moins le sourire du désespoir.) »
Souffrance. Deux fois « s » ? Pourquoi pas ? « Barthes S/Z », le chapitre le plus émouvant du livre, débute par une entrée intitulée « Souffrance », où Noguez évoque l’intimité de cette imposante figure intellectuelle : « Quand on pense à son enfance orpheline, à sa jeunesse abîmée par la tuberculose, à ce qu’il a écrit de ses prédispositions à l’ennui, à ce qu’on lit entre les lignes des Fragments d’un discours amoureux, à ce qu’on sait de ses soirées un peu solitaires à Saint-Germain-des-Prés, entre son quart de champagne au Flore et son appartement rue Servandoni, ou de sa période Palace avec son lot d’illusions et de désillusions sentimentales ou sexuelles, on se dit qu’il aura été au total un homme sans doute peu heureux, portant invisiblement en bandoulière, toute sa vie, une souffrance douce, lancinante, polie. » Cette description de l’auteur de S/Z, celle d’un homme à la fois solitaire et mondain, intellectuel et frivole, est-elle un autoportrait ?
Tac. Tout est question de style, chaque mot doit avoir sa force de frappe. Dans l’article « Tac ! ou Du style », Noguez explique sa vision de la chose, proche de celle de Picasso : « Deux coups de crayon. Deux coups de cuiller à pot. Deux coups de tonnerre. » Pour Noguez, ce sont des choses simples, qui viennent ou qui ne viennent pas : pas la peine d’emprunter de l’argent à la banque pour se payer un diplôme d’écriture créative. Ça, c’est pour les pauvres gens obligés de « travailler », catégorie qui comprend même Flaubert. À quoi ce dernier est-il arrivé ? « À des merveilles, parfois, à des formules à graver dans le marbre, mais ce n’est pas le style. Ou c’est du style synthétique. Le style pur, le style simple, c’est Montaigne, c’est Stendhal, c’est Léautaud, c’est Valery Larbaud, c’est Montherlant. » Après l’avoir lu, ose-t-on encore écrire sur Noguez ?
Ulm, rue d’. La capacité d’émettre de tels jugements ne provient pas seulement de l’érudition, mais d’une certaine culture – impressionnante pour un étranger – que l’élite française assimile jeune, en passant par les étapes « hypokhâgne », « khâgne » et École normale supérieure. Dans ce recueil, Noguez ne l’évoque qu’en creux – à propos de sa non-rencontre avec Sartre, lorsqu’il avait songé inviter celui-ci à s’adresser aux étudiants de l’ENS – mais il la fait ressentir, sans jamais céder à la tentation de verser dans le didactisme.
Vingt et un. Un amoureux des listes et du formalisme peut-il se passer de Perec ? Noguez rend hommage à son contemporain (ils sont nés à six ans d’écart) dans le chapitre « Vingt et un « Je me souviens » sur Henri Langlois à la manière de Georges Perec ». Des paragraphes souvent croustillants dressent le portrait d’un homme, et d’une époque, passionnés par le cinéma et convaincus de sa portée politique. Un homme dont le mode de vie pittoresque imitait l’art. Même les détails apparemment anodins sont précieux, révélateurs d’un état d’esprit : on craignait de périr étouffé dans l’escalier de la Cinémathèque, rue d’Ulm, tant il y avait de monde ; Noguez a pris son premier coup de matraque en 1968, place du Trocadéro, en manifestant en faveur de Langlois lors de son « affaire » ; Godard s’est fait casser ses lunettes par un policier au même endroit ; Langlois était toujours habillé en noir et blanc, « normal, pour un défenseur du muet ! ».
Wisniak, Nicole. Noguez adore la provocation et les mondanités. Ainsi que l’étude des origines. Ce qui l’amène à Nicole Wisniak, directrice de la « très snob » revue Égoïste, à l’origine de la rencontre entre Liliane Bettencourt et François-Marie Banier, ce dernier étant l’une des causes (joyeuse ou désespérée ?) qu’il défend. Noguez sait combien cette défense pourrait surprendre, mais il s’y lance avec impertinence, citant Beaumarchais aussi bien que Banier, dont il connaît non seulement l’œuvre visuelle mais romanesque. Il n’a aucun mépris pour la démarche de Banier : « Gigolo ? Sigisbée ? Écrivain ? Photographe ? Commençons par gigolo, c’est ce qui énerve le plus. Si l’on peut l’être, vivat ! Du moment que c’est une occupation voulue, non une servitude. Ce n’est pas toujours agréable, ça peut être fatigant, mais comme tous les métiers. C’est même un très beau métier, le plus beau, peut-être (à part président de la République ou abbé Pierre). On donne son corps, mais on garde sa tête. Tout en travaillant, on peut penser à autre chose… »
X (cassette). Le titre de cette entrée revient à Noguez, à son article « Barthes S/Z », originalement publié en 2002. Il imagine ce que Barthes aurait dit de « ce nouvel objet ‟mythologique” », le comparant au godemichet et à la poupée gonflable, du fait qu’il est « autant prolongement que substitut ». Puisqu’il contient des « moving pictures », si on prend en compte ses diverses fonctions ainsi que le vocabulaire des internautes, on pourrait traduire son contenu par le terme « images é-branlantes ». Le lecteur risque d’être é-branlé !
Y (Why ?). La cause la plus désespérée – et joyeuse ! – défendue par Noguez est sans doute celle de la langue française. « Une langue si easy » fut originalement publié en 2002 pour répondre à une décision européenne interdisant qu’une « réglementation nationale impose l’utilisation d’une langue déterminée pour l’étiquetage des denrées alimentaires », à condition que ces dernières soient vendues à l’aide d’une autre langue, « facilement comprise par les acheteurs ».
Why (adverbe qui se prononce, en anglais, comme la lettre « y ») ? On avance des raisons économiques. Ce qui laisse Noguez sceptique. Il n’y voit qu’un « prétexte » et maintient que beaucoup d’actes politiques « ne répondent en réalité qu’à des considérations d’orgueil national, religieux ou culturel », citant comme exemple la politique coloniale de la IIIe République.
Quel serait alors le véritable motif ? Pourquoi l’exception culturelle française agace-t-elle ? Parce qu’elle « freine l’hégémonie programmée de l’anglo-américain ». Selon Noguez, la Commission de Bruxelles croit que « l’humanité ne sera heureuse que mcdonaldisée, popcornisée, hollywoodisée, protestantisée — mais surtout, car c’en est à la fois la condition et le corrélat, anglophonisée ». Aujourd’hui, un jeune Européen colonisé pourrait répondre à Noguez, en langage SMS, avec le message suivant : « Y r u no fun ? »
Z. Revenons à « Barthes S/Z ». Pour conclure son article, Noguez cite le passage de S/Z où l’auteur écrit sur Zambinella : « Z est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érinnyque ; graphiquement, jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet, comme un tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre ; d’un point de vue balzacien, ce Z (qui est dans le nom de Balzac) est la lettre de la déviance… » Noguez ajoute que le patronyme de l’auteur, dans sa graphie la plus courante en France (« celui d’un célèbre tennisman avant de l’être d’un célèbre gardien de but »), se termine par cette lettre : « BartheZ. Chez lui, S au lieu de Z : le Z de la déviance, mais adouci. »
Et si Noguez parlait de lui-même… On songe à son beau récit d’il y a quatre ans, Une année qui commence bien, où il osait enfin révéler des choses depuis longtemps cachées. Devrait-on écrire la dernière lettre de son nom avec une majuscule : NogueZ ? Y not ?