Le jour où l’on crut que le philosophe était mort
« C’est peu de chose qu’un philosophe »
Voltaire, décembre 1776
En mémoire de Pierre Pachet
Le 24 octobre 1776, « après dîner » – soit en début d’après-midi, selon l’usage du XVIIIe siècle –, Rousseau quitte son logement pour une promenade dans les environs de Paris. Le citadin qu’il est devenu a besoin de la nature, de sa présence englobante, protectrice, de l’inspiration qu’elle apporte. Comme Nietzsche imaginant Zarathoustra sur les chemins de Sils-Maria, il s’exalte au gré de ses promenades : « Je ne fais jamais rien qu’à la promenade, la campagne est mon cabinet : l’aspect d’une table, du papier et de livres me donne de l’ennui, l’appareil du travail me décourage si je m’asseye pour écrire je ne trouve rien et la nécessité d’avoir de l’esprit me l’ôte [1]. » On connaît l’épisode, raconté à deux reprises par Rousseau – dans Les Confessions et la deuxième Lettre à M. de Malesherbes [2] – de la découverte, route de Vincennes, alors que, dans l’extrême chaleur de l’été 1749, il rend visite à Diderot emprisonné au château, de la question mise au concours par l’Académie de Dijon, « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs », et de la réponse qu’il rédige sous un chêne « dans une agitation qui tenait du délire ».
Ce 24 octobre 1776, il sort donc de la ville (sans doute par Saint-Antoine) et gagne les hauteurs de Ménilmontant par la rue du Chemin‑Vert, puis des Amandiers. Il poursuit plus au sud vers le village de Charonne, rassemblé autour de l’église Saint-Blaise. Après avoir flâné, rêvé et herborisé toute la journée dans les « prairies » et les vignes qui entourent ces villages, il redescend vers Paris par la rue de Ménilmontant (aujourd’hui rue Oberkampf), un chemin raide bordé de moulins, quand surgit, au lieu-dit de « la haute borne » – probablement au croisement de la rue Oberkampf et de la rue Saint-Maur –, ce qu’il appelle un « accident imprévu ». Un gros chien danois le bouscule dans sa course, le fait lourdement chuter, le carrosse du propriétaire, le marquis Lepeletier de Saint-Fargeau, qui dévale la pente depuis Saint-Fargeau, le village éponyme, l’évite de peu, et Rousseau s’évanouit. Il reprend conscience quelques heures plus tard et retourne à pied chez lui, dans la nuit, hagard et sanglant. « Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j’étais plus malmené que je ne le pensais. »
Sa femme ? Les philosophes parlent rarement de leur épouse ! Rousseau s’était mis en ménage en 1749 avec Thérèse Levasseur, une jeune lingère presque illettrée qui l’avait séduit par son « regard vif et doux » et son air d’innocence. Il s’était installé avec elle rue des Petits-Champs (au n° 57), dans une mansarde en face de l’hôtel de Pontchartrain sur le cadran solaire duquel il avait tenté de lui apprendre à lire l’heure. L’année suivante, il avait occupé avec elle un petit appartement au quatrième étage de l’hôtel du Languedoc, rue de Grenelle Saint-Honoré (aujourd’hui partie sud de la rue Jean-Jacques Rousseau), où il va demeurer jusqu’à son installation dans la « demeure enchantée » de l’Ermitage (à Montmorency) en avril 1756.
En juin 1770, après de complexes pérégrinations, un exil (1762) et un mariage officiel avec Thérèse, il est de retour à Paris et s’installe avec elle rue Plâtrière, près de la rue Coquillière, non loin de la grande Poste du Louvre : c’est, depuis 1791, la rue Jean-Jacques Rousseau, aujourd’hui coupée en deux par la tranchée nord-sud de la rue du Louvre. Il habite d’abord au n° 43, dans l’hôtel du Saint-Esprit, au 5e étage, puis, en décembre 1774, il emménage au n° 2 de la rue Plâtrière (aujourd’hui n° 52). Une plaque rappelle que c’est « le dernier domicile parisien de Rousseau ». C’est de ce logis qu’il est parti le 24 octobre.
C’est quand il marche au sein de la nature qu’il est lui-même : « J’aime à marcher à mon aise, et m’arrêter quand il me plait. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau tems dans un beau pays sans être pressé […] voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût [3] ». Plus encore que Nietzsche, le Wanderer, Rousseau aurait mérité d’être appelé fugitivus errans, « fugitif errant », car, si le philosophe allemand ne cesse d’aller de l’Italie en Engadine selon un balancement régulier dicté par le climat et les saisons, Rousseau ne tient pas en place, nul lieu ne semble le retenir, il fuit les hommes, qui le poursuivent, et il n’aime guère les villes. Surtout pas Paris. La déception a été forte quand il est arrivé pour la première fois, en mai 1731, venant de Neufchâtel : « Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avois. […] Je m’étais figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyoit que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendians, des chartiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanne et de vieux chapeaux [4] ». « Tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression ». D’où « un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale ».
Ce « piéton de Paris » malgré lui se piquera même de ne pas connaître la ville : « Je n’aime pas même à demander la rue où j’ai affaire, parce que je dépends en cela de celui qui va me répondre. J’aime mieux errer deux heures à chercher inutilement ; je porte une carte de Paris dans ma poche à l’aide de laquelle et d’une lorgnette je me retrouve à la fin, j’arrive crotté, recru, souvent trop tard mais tout consolé de ne rien devoir qu’à moi-même [5]. »
Mais pourquoi faut-il accorder, pourquoi Rousseau lui-même accorde-t-il autant d’importance à cet accident ? Sans doute à cause de ce moment d’inconscience en pleine campagne qui offre un objet nouveau à la philosophie : non plus celle des philosophes de la civilité, de la sociabilité, de la perfectibilité, de ceux qui « étudient la nature humaine pour pouvoir en parler savamment », mais la philosophie de l’existence, dans sa fragilité, de la conscience intime du moi et ses intermittences, de la sensation brute de la vie, du corps dans ce qu’il a de machinal. La pure philosophie de la déambulation.
Rousseau est avec la grande ville dans une relation ambivalente. Le citoyen de Genève ne sera pas insensible au « côté brillant », à la « magnificence » de la capitale et il est reçu avec une singulière facilité par le Paris aristocratique et philosophique. Alors qu’il loge modestement rue des Cordiers, près de la Sorbonne – « vilaine rue, vilain hôtel, vilaine chambre » –, il présente ses travaux musicaux avec un certain succès, y compris à la cour, et noue très vite des relations d’amitié avec des philosophes comme Diderot, avec lequel il va collaborer à l’Encyclopédie. Dès 1743, le voilà familier du financier Claude Dupin et de son épouse, la belle Louise de Fontaine (qui possèdent, outre un hôtel particulier rue Plâtrière, le château de Chenonceaux sur le Cher, où Rousseau séjourne parfois). Le pense-t-on à Paris qu’il a trouvé refuge à la campagne, le croit-on dans une chaumière, on apprend qu’il écrit dans un château et inversement. Il tombe amoureux d’une comtesse, et se sent persécuté à mesure qu’il devient célèbre.
Mais ces ambiguïtés se dissipent à la lecture de la « Troisième promenade », testamentaire, des Rêveries du promeneur solitaire, où Rousseau confie son « entier renoncement au monde » et son « goût vif pour la solitude ». Devant écrire un ouvrage qui « ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue », qui exigeait « de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas » (le livre IV de l’Émile), il se trouve bien de cette solitude forcée : « quand les hommes m’ont réduit à vivre seul j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même ».
La brutale rencontre avec le molosse a tout d’un choc non seulement physique, mais philosophique. Rousseau formule alors une pensée de l’existence nue et solitaire. Mais a-t-il vraiment surmonté le traumatisme de la rue de Ménilmontant ? Lui qui a décidé de « passer le reste de [ses] jours à vivre au jour la journée sans plus [s’]occuper de l’avenir [6] » quitte Paris et la rue Plâtrière, en mai 1778, pour Ermenonville, à l’invitation de son admirateur, le marquis René de Girardin. Il herborise, se promène avec Thérèse dans le beau parc et meurt le 2 juillet 1778. Il est inhumé dans l’île des Peupliers, mais en octobre 1794 la Convention ordonne le transfert de ses cendres au Panthéon, dans la crypte. Nul doute que l’idée de cet ultime « délogement » lui aurait fait horreur.
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Jean-Jacques Rousseau, « Mon portrait », dans Les Confessions et autres textes autobiographiques, Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, I, Gallimard, 1959, p. 1 128.
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Jean-Jacques Rousseau, op. cit., pp. 35 et 1 135.
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Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 172.
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Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 159.
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Jean-Jacques Rousseau, « Mon portrait », op. cit.,p. 1 127.
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Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 1 014.