Il était logique que les très nombreux travaux de Nathalie Heinich sur la sociologie de l’art la conduisent à produire une sociologie générale de la valeur. De son travail sur le statut de l’artiste à sa réflexion sur la reconnaissance et à ses nombreuses études sur l’art contemporain, elle a été amenée à penser la relativité de nos modalités d’évaluation. Elle en montre les fonctions, les opérations et la classification dans un ouvrage magistral, et aussi très amusant à lire.
Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique. Gallimard, 405 p., 25 €
En 2006, Nathalie Heinich a publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, un article intitulé « La sociologie à l’épreuve des valeurs », inspiré par le constat qu’elle avait pu faire au cours de ses recherches sur le marché de l’art et sur la visibilité artistique que la sociologie avait prêté trop peu d’attention à ce problème, et notamment à la relation entre les trois pôles de la production de la valeur : le sujet, l’objet et le contexte. Il est vrai que la question de la valeur résiste à l’approche scientifique de plusieurs manières : parce qu’il n’y aurait pas de valeurs universalisables, d’une part, et parce que l’analyste serait pris lui-même dans un système axiologique qui l’empêcherait d’être neutre d’autre part. À ces deux objections, Nathalie Heinich répond d’emblée de manière forte : que toutes les valeurs soient contextuelles n’interdit pas d’en analyser les représentations et leur efficacité. Et la mise à distance de l’implication personnelle du chercheur, sa « neutralité axiologique » (Max Weber, grande référence du livre), est la condition même d’une description objective. « C’est dire que, plus que pour tout autre objet, le projet d’une sociologie des valeurs exige, pour être mené à bien, une condition fondamentale, logée dans la posture adoptée par le chercheur : l’abstention de toute prise de position à l’égard tant des objets évalués par les acteurs que des jugements de valeur proférés par eux. » Le débat sur ce point pourrait être vif, et il l’est parfois dans les rencontres publiques autour du livre de Nathalie Heinich, car le rapport entre science et neutralité est loin d’être toujours évident, surtout dans le cadre dans la transmission des savoirs. La question de l’expertise, d’ailleurs au cœur du livre, pose quand même un problème de porosité des frontières entre science et critique. Dans les sciences humaines, l’enseignement d’un savoir s’accompagne presque toujours de la critique de ce savoir, mobilisant un certain nombre de valeurs, morales, politiques ou esthétiques.
Toute la première partie du livre est consacrée à la fabrique des opinions, qui ne sont pas opposées au jugement en tant que tous deux énoncent des valeurs. Ainsi l’opinion formule des valeurs mais on peut lui accorder plus ou moins d’importance selon les cultures ou les époques. À un âge que l’on pourrait caractériser par la prolifération incontrôlée des jugements personnels, ou comme le royaume des opinions, tant Internet favorise l’expression par chacun de son propre jugement, une réflexion sur les conditions et les implications de leur fabrication s’impose de façon d’autant plus urgente. Comme d’autres sociologues avant elle, Nathalie Heinich introduit dans la réflexion le vieux verbe « opiner » pour dire « produire des opinions », alors que dans la langue courante on ne l’emploie plus guère que dans des expressions comme « opiner du chef » ou « opiner du bonnet ». Il est particulièrement adapté pour donner toute sa place au sujet de l’évaluation et montrer que les jugements ne sont pas produits ex nihilo, qu’ils dépendent d’opérateurs eux-mêmes fortement contraints par des cadres de pensées et de langage ainsi que par des institutions. Le silence, l’absence d’opinions, sont eux aussi des opérations contraintes par des normes et des interdits sociaux. En travaillant sur les formes de l’opinion, grâce à des enquêtes et à l’observation de situations bien précises (chez les professeurs, les amateurs, les experts, les bloggeurs…), l’auteure parvient à distinguer la dimension identitaire des jugements et des opinions de leurs dimensions sociales ou normatives. Elle donne l’exemple de Zelig, le personnage du film de Woody Allen atteint d’une pathologie de l’opinion, qui ne parvient à s’éprouver comme guéri que lorsqu’il parvient à exprimer des opinions personnelles, y compris absurdes !
La deuxième partie, qui s’intitule comme ce compte-rendu « ce que valoir veut dire », d’après le Ce que parler veut dire (Fayard, 1982) de Pierre Bourdieu, distingue entre trois types de valeurs : la « valeur-grandeur », qui attribue une qualité à l’objet, variable dans le temps et par le consensus qui l’accepte plus ou moins ; la « valeur-objet », qui implique la confrontation de la valeur attribuée à un objet aux modalités de l’évaluation, qui admette la pluralité, le jeu, la relativité des valeurs, soit le troisième type des « valeurs-principe ». « Par exemple, la “valeur” de beauté (valeur-principe) confère à une œuvre “de valeur” (valeur-objet) une certaine “valeur”, manifestée par un prix (valeur-grandeur). » Cette réflexion est l’occasion d’un dialogue avec la philosophie et la sociologie morale, dont le travail sur les valeurs reste normatif (ce à quoi nous devons tendre), voire méta-normatif pour expliciter le statut des différentes valeurs. On peut regretter, à cet égard, que les principales discussions avec les autres sciences humaines soient repoussées en annexe, car le débat de fond sur la sociologie axiologique générale que propose Nathalie Heinich a bien lieu dans ce dialogue, avec Charles Taylor, Ruwen Ogiers, Ronald Dworkin et d’autres, dans l’acceptation ou le refus de la question de la norme. L’alternative entre objectivité et subjectivité, retenue par la philosophie morale ou par la théorie esthétique, est rejetée par la sociologie qui se situe au plan intermédiaire de la vie en commun, « infiniment plus puissant et que les entités métaphysiques (si tant est qu’elles existent), et que les raisons personnelles ». L’examen attentif des institutions sociales montrent comment les actions sont orientées et combien elles dépendent des contextes.
Pour couronner ce parcours analytique et descriptif, la troisième partie propose une grammaire axiologique des valeurs qui permet de mettre au jour à la fois la dimension communautaire, collective, consensuelle des valeurs, mais aussi leur dimension conflictuelle, la production du différend. Beaucoup des exemples sont empruntés à l’art, domaine propice à penser la valeur et que Nathalie Heinich connaît remarquablement bien. Beauté, authenticité, sens, plaisir, vérité, virtuosité, sacralité y sont les principales valeurs mobilisées et elles permettent de mettre au jour seize principaux registres de valeurs repérés dans les différents domaines de la vie sociale (affectif, civique, domestique, esthétique, éthique, juridique, ludique, etc.) Les controverses au sujet de l’art contemporain (les exemples de Jeff Koons ou de Christo) peuvent se comprendre par la confusion des registres ou lorsque dans une situation d’évaluation, des valeurs hétérogènes ou contradictoires coexistent, ce que Nathalie Heinich appelle du beau nom de « dissonance » axiologique. Elle donne beaucoup d’exemples à l’appui de ce type de situations ; n’en retenons qu’un seul, celui de l’exposition Hors limites du Centre Pompidou en 1994 d’où l’œuvre de l’artiste chinois Huang Yong Ping avait été retirée. Sous le titre Le Théâtre du monde, il présentait un vivarium où des insectes et des bêtes ordinairement considérées comme hideuses (serpents, cafards, lézards, araignées…) devaient apprendre à organiser une vie en commun. Des pétitions pour la défense des animaux avaient conduit le musée à ne pas présenter l’œuvre, mais sur le vivarium vide était épinglé un communiqué présentant les intentions symboliques de l’artiste qui faisait de son installation une œuvre de paix. « Et du même coup, la dénonciation de l’œuvre se trouve elle-même implicitement dénoncée en tant que révélant l’incapacité des dénonciateurs à élargir de champ du symbolique – exactement de même que ceux-ci dénonçaient l’incapacité des partisans de l’œuvre à élargir aux animaux le champ de la sensibilité. » Ces situations de différends sont nombreuses et elles impliquent tous les registres, de l’esthétique au domestique, en passant par l’éthique et le juridique bien sûr.
L’ouvrage est très sérieux mais Nathalie Heinich lui a donné une composition qui le rend très agréable à lire. Les enquêtes ou les cas particuliers accompagnent l’argumentation sous forme d’encadrés, qui peuvent être des mises au point sur des façons d’exprimer ses opinions (le sondage, la pétition…), des cas particuliers (« opiner sur les seins nus », « les critères du design », « le poids des experts en gastronomie »…) ou des expériences personnelles (« histoire de mon vieux sac à main »). Toujours assez brefs, ces encadrés ne coupent pas l’argumentation mais lui donnent du relief et font de la lecture l’expérience d’une promenade.