En 1967, trois ans après la fondation de son École qui visait à retrouver l’esprit et le fonctionnement de celles de l’Antiquité censées avoir contourné les traditionnelles impasses institutionnelles, Lacan lançait une proposition, dite « d’octobre 1967 », qui serait légèrement remaniée en fonction des amendements proposés avant d’être définitivement adoptée en 1969. La procédure contenue dans cette proposition prenait alors le nom de « passe », signifiant ouvrant suffisamment à un « à bon entendeur, salut ! » pour fasciner la majorité des analystes se réclamant de Lacan à une époque dont on peut peiner à se souvenir tant l’enthousiasme et la passion psychanalytiques existaient bien au-delà des seuls cénacles concernés.
Francis Hofstein, La passe de Lacan. Éditions du félin, 176 p., 22 €
En mettant sa « proposition » sur la table, Lacan voulait avant tout, c’est du moins ce que dit l’Histoire qui n’est pas que légende, tenter de comprendre ce qui se passait dans la tête d’un analysant suffisamment avancé dans son analyse pour assumer l’idée de devenir lui-même analyste. Pour répondre à cette question, la proposition consistait en un dispositif dont la caractéristique fondamentale rompait avec toute forme de procédure évoquant un cursus universitaire scandé par des examens et des concours préliminaires à l’obtention d’un grade. Avec le recul, on peut penser qu’à côté de cet objectif officiel la proposition avait aussi pour but de contrer les effets d’institution et de groupe avec leur imaginaire de pouvoir et de hiérarchie qui commençaient de se manifester dans cette École censée les bannir.
Envisagée sous cet angle, l’initiative lacanienne fut un succès : elle constitua pour l’École un véritable tremblement de terre, provoqua la démission de quelques barons parmi les plus talentueux mais contribua aussi à donner naissance à un « patriotisme » lacanien dont il n’est pas difficile de repérer les traces encore aujourd’hui dans une bonne partie de ces groupes qui ont succédé à l’École après sa dissolution en 1980 et le décès de Lacan en 1981. Mais ce succès s’est quelque peu terni quarante ans après et si un certain nombre de ces groupes ou associations lacaniens ont conservé la « passe », c’est au prix de nombreuses modifications qui alimentent les doutes de Francis Hofstein quant à la rigueur de ce qui est encore ainsi nommé, ne serait-ce qu’à l’écoute des interminables discussions souvent ésotériques auxquelles elles donnent lieu. On parle ainsi encore aujourd’hui de cette passe dans ces lieux sans en interroger toujours et véritablement le sens, sans interroger et réinterroger ce qu’elle mettait en jeu comme mode d’être, à quoi elle correspondait dans la pensée et la démarche théorique et institutionnelle de Lacan, à quelles racines historiques elle faisait référence.
Le livre de Francis Hofstein est une tentative généreuse et plus que sérieuse de répondre à ces questions, un hommage au Maître dont le seul et fréquent énoncé du nom un peu partout rend mal compte de l’œuvre et de son envergure ; mais ce livre, loin d’être une démarche hagiographique, est aussi une interpellation parfois vigoureuse où viennent se mêler des reproches et des insatisfactions. Autant dire que si l’on met de côté les articles et exposés sur la passe effectués au cours des décennies qui suivirent sa mise en œuvre, tous écrits largement cités par Hofstein, aucun livre examinant tous les fondements, tous les détails et les temps de fonctionnement de cette passe n’a existé auparavant, ce qui situe l’importance du présent ouvrage. Prévenons-en toutefois le lecteur, son abord est tout sauf facile, à cause du mélange pas toujours limpide auquel s’adonne l’auteur entre l’histoire de la passe, la grande Histoire et son histoire personnelle, mais aussi de par son écriture souvent aride. En somme, un livre exigeant.
Dans le détail de ses modalités et de son fonctionnement, qu’est-ce au fait que cette passe ? C’est d’abord à cette question que répond Hofstein, par le biais de brefs chapitres initiaux. Celui qui s’aventure dans la procédure de la passe, le passant, est censé faire part à deux analystes qu’il aura tirés au sort, eux-mêmes désignés par leurs analystes, les passeurs, dans un temps laissé à sa convenance, du déroulement de son analyse, de ses temps forts, de ses découvertes et des modifications qu’elle a produites en lui, bien plus – du moins était-ce là l’objectif, fort peu respecté à en croire Moustafa Safouan – que de son histoire. Cela fait, les deux passeurs s’en iront restituer, ou plutôt témoigner de ce qui leur a ainsi été confié à un jury supposé apte à juger si le passant est à même d’être nommé A. E, Analyste de l’École, qualification supposée n’être pas plus un grade que le titre de maréchal dans l’armée, mais bien plutôt une distinction, un gradus qui implique que l’impétrant a acquis les qualités nécessaires, didactiques, à la formation d’analystes et partant à la transmission et au développement de la théorie.
Cette procédure ici résumée met donc en jeu, cela n’aura échappé à personne, le processus du témoignage dans ce qu’il a de plus profond – parler de son analyse ne va pas sans quelques incursions dans l’intimité pour le passant qui se « livre » à l’écoute de ceux qui recueilleront ce témoignage et le transmettront – mais aussi de plus fragile ; on peut concevoir que l’aventure allait comporter quelques risques, ils se réalisèrent dans certains cas et marquèrent la passe d’une connotation tragique.
« Il n’y a aucune commune mesure entre un témoignage sur ce que Lacan appelle l’holocauste, et témoigner de sa psychanalyse. À ceci près que Lacan met au cœur de la proposition de la passe le déchet, le rebut, désêtre, vite identifiés à l’objet a. Ce qui permet, passez muscade, d’emballer douleurs, souffrances, malheurs (et joies et bonheur) de toutes causes et origines dans la même et belle théorie lacanienne ». On peut le constater, Francis Hofstein – cette phrase l’atteste parmi d’autres – n’est pas dans la révérence systématique. Cette incise lacanienne, référence à la tragédie des camps, conduit l’auteur à de longs développements, d’intérêt inégal, sur le témoignage et ce qu’en donne à connaître Primo Levi, sur la religion, juive notamment, sur le pouvoir, la pureté, la ségrégation et le corps ; autant de considérations dans lesquelles viennent se mêler des accents de colère et des critiques acerbes, adressées notamment à Giorgio Agamben et à son livre sur Auschwitz. Le lecteur peut s’y perdre parfois et ne pas retrouver cette passe qui ouvre incontestablement, pour Hofstein à coup sûr, à des horizons insoupçonnés au départ, à des réflexions sans commune mesure avec un quelconque bricolage institutionnel.
« À l’entendre puis à le lire, Lacan n’aurait tiré que déboire, déception et déconvenue de sa proposition. » Un mot célèbre, prononcé dans les ultimes années lors d’un congrès de son École, demeure dans toutes les oreilles : « C’est un échec cette passe », déclare-t-il alors, quelque temps avant qu’il ne prononce la dissolution de l’École, également considérée par son fondateur comme un « loupé ». Eh bien, argumentant pour cela avec exigence, Francis Hofstein, et la dernière partie de son livre est en cela passionnante, n’est pas d’accord avec Lacan, il le dit haut et fort, ne masquant pas son amertume, moins du reste pour la dissolution que pour ce qui lui fit suite : « personne ne peut m’obliger à adhérer au jugement que Lacan porte sur une institution dont il n’a pas été le propriétaire » et si Lacan, c’était son droit, a pu dissoudre, il n’a pas le droit justement de prétendre « qu’il ne m’a rien appris ». Certes, l’École en ses derniers temps était la proie de conflits internes mais la division d’aujourd’hui en « un archipel de groupes » qui donnent libre cours à leurs querelles souvent ésotériques ou à leur ignorance les uns des autres n’assure pas à la psychanalyse un avenir plus brillant. Le programme que l’on peut entrevoir, suite de la passe et d’une École ressuscitée, pourrait bien être « au nom de Freud, de Lacan ou de n’importe quel analyste, faire la psychanalyse de la psychanalyse ». Francis Hofstein est un artisan opiniâtre toujours prêt à recommencer, il sait swinguer en connaisseur qu’il est de la musique, du jazz en particulier.