Que se passe-t-il lorsqu’on s’attache à traduire les composantes d’un texte autres que le sens ? L’Outranspo est un OuXPo qui aborde, étudie et pratique diverses formes de traductions à contraintes regroupées sous le nom de traduction créative.
La traduction est un nom commun qui semble attirer à lui les adjectifs qualificatifs. Ainsi, on parle couramment de traduction littéraire, pragmatique, fidèle, infidèle, cibliste, sourciste, ancillaire, etc. Depuis peu, un nouvel adjectif est venu s’ajouter à cette liste bien fournie pour former un syntagme qui relève pour certain de l’oxymore : la « traduction créative ». Effectivement, dans l’imaginaire collectif, l’expression laisse aussi perplexe que des classiques comme « la grammaire amusante » ou « la finesse de Donald Trump », et une traduction ne saurait être créative, puisqu’elle a pour vocation de reproduire le plus fidèlement possible un original.
Dès lors, qu’entend-on exactement par là ?
Première remarque : alors que dans la liste ci-dessus, certains des adjectifs semblent réticents à se combiner – quel sens donner en effet à une « traduction ancillaire infidèle » ou à une « traduction pragmatique sourciste » ? –, le qualificatif « créatif » demeure à une distance égale de tous les autres. Ainsi, une « traduction littéraire créative » ou une « traduction cibliste créative » ne soulèvent pas d’opposition logique de principe. Pour tenter de définir, ou plutôt de circonscrire le concept, il n’est pas inutile de rappeler en deux mots le changement de paradigme intervenu au cours du XXe siècle quant à la visée de l’acte traductif.
En 1929, Walter Benjamin publie un essai, « La tâche du traducteur », qui est l’un des premiers à questionner la conception classique de la traduction, en l’espèce, un acte de « passage » ou de « transmission » entre deux cultures. Benjamin s’oppose à la doxa de son époque, qui considère que l’œuvre et la traduction se définissent en termes de communication. D’autres grands théoriciens de la traduction (Berman, Meschonnic) lui emboîteront le pas, et aujourd’hui, comme l’écrit Mathieu Dosse, traductologue et traducteur de talent, dans un article qu’il consacre au sujet en 2009, les théoriciens considèrent majoritairement que : « La traduction n’est pas “communication” et en ce sens elle n’est pas utilitaire. Sa finalité n’est donc pas de transmettre un message (le sens), de passer un texte d’une langue à l’autre, mais d’être un lien entre les langues [1]. »
À présent que les aspects utilitaires de la traduction ont été, non pas évacués, mais ramenés à leur juste proportion, on peut adopter une définition de la traduction créative qui nous servira d’hypothèse de travail : Une traduction est dite créative lorsqu’elle vise prioritairement à rendre des composantes d’un texte autres que le sens. Par composantes, on entend ici la forme, le rythme, les références culturelles, bref, tout ce qu’en général le traducteur cherche à restituer en même temps que le sens. Cette dernière précision est importante, car il ne faudrait pas que l’on croie que la traduction se définit comme créative par rapport à d’autres qui ne le seraient pas. Toute traduction est, par essence, un acte de création, et, de même que les oiseaux n’ont pas attendu les ornithologues pour voler, les traducteurs n’ont pas attendu les tenants de la traduction créative pour être créatifs.
Ceci étant posé, nous pouvons nous pencher d’un peu plus près sur cette pratique, et notamment sur les travaux d’un groupe littéraire dont je fais partie, l’Outranspo (Ouvroir de translation potencial), sur le modèle des OuXpo, et dont l’article 4 des Actes de Fondations proclame : « La traduction potentielle sonne le glas des contraintes historiques pour partir à l’assaut de nouvelles contraintes qui la libèrent. La traduction potentielle célèbre sa condition paradoxale et lui danse dessus. Mort aux contraintes pour que vivent les contraintes ! La traduction potentielle recense et invente procédures, méthodes, règles et dispositifs qui mettent en jeu la poétique dynamique, incessante et créative de la multiplicité des langues. »
Dans la foulée de ces Actes aux allures de manifeste, l’Outranspo s’est attaché à créer une typologie des différentes formes de traduction possibles, classées en trois groupes, selon que ces procédures affectent le texte source, le texte cible ou le processus de traduction lui-même, et qui sont systématiquement désignées par des préfixes – sonotraduction, ekphrasotraduction, antotraduction, etc. La liste est non exhaustive et en perpétuelle croissance. Illustrons la chose avec l’exemple suivant : « One, two, three, four ». Une sonotraduction, ou traduction des sons, donnerait : « Oh Anne, tu cries fort ! ». L’ekphrasotraduction, ou traduction descriptive, donnerait : « Liste des entiers naturels, classés dans l’ordre, jusqu’au premier chiffre dont la racine carrée est un entier naturel différent de lui-même ». L’antotraduction, ou traduction par un antonyme : « Moins un, moins deux, moins trois, moins quatre ». On remarquera que chacune de ces traductions à préfixe met l’accent sur une facette spécifique du texte source, et que l’antotraduction, par exemple, fournit des moyens herméneutiques très féconds. Ainsi, dans la phrase « l’homme avance », va-t-on traduire le mot « homme » en l’interprétant comme un marqueur de genre (femme), physiologique ou social (enfant), biologique (animal), religieux (dieu) ou psychologique (mauviette) ? On voit bien que le choix relève de la lecture qu’on fait de l’original et qu’il révèle un passif sémantique présent dans le texte source qu’on ne peut balayer d’un revers de la main : « La femme rétrograde » ; « Dieu recule » ; « L’animal rembourse », etc.
Historiquement, et aujourd’hui encore, la forme la plus pratiquée de traduction créative est la sonotraduction, que les oulipiens appellent « traduction homophonique ». Certains auteurs s’y sont livrés avec bonheur, comme Luis van Rooten, acteur de cinéma, de télévision et homme de radio américain d’origine mexicaine, qui a publié en 1969 Mots d’heures : Gousse, Rames, un recueil putatif d’anciens poèmes médiévaux français qui sont en fait le résultat de la sonotraduction de comptines anglaises (Mother Goose’s Rhymes). On remarquera d’ailleurs que la sonotraduction peut également se faire à l’intérieur d’une même langue, la pratique étant alors désignée sous le terme de vers holorimes, comme Victor Hugo, mais surtout Alphonse Allais, grand spécialiste du genre, l’ont démontré dans les distiques suivants :
Et ma blême araignée, ogre illogique et las,
Aimable, aime à régner au gris logis qu’elle a. (Hugo)
Par les bois du Djinn où s’entasse de l’effroi,
Parle et bois du gin, ou cent tasses de lait froid. (Allais)
Bien sûr, en tant qu’outranspien, je ne pouvais que m’essayer à l’exercice :
L’homme aux faux nie, entre addiction, élite et ratures,
L’homophonie en traduction et littérature.
Un siège, des couverts au restaurant :
Ainsi ai-je découvert, au reste, Oran.
Quand les membres de l’Outranspo sont amenés à parler de leurs pratiques, que ce soit dans des colloques universitaires, devant des étudiants qui se préparent à devenir traducteurs professionnels, ou tout simplement autour d’un verre avec des amis, la question qui revient le plus fréquemment est : à quoi cela sert-il ?
On peut certes, comme je l’ai fait au début de cet article, évacuer l’utilitarisme en tant que visée nécessaire d’une traduction et considérer qu’elle relève plutôt d’une pratique artistique qui ne tire sa légitimité que de sa propre existence, mais il est possible de répondre plus concrètement aux uns et aux autres. Ainsi, aux universitaires, on peut dire que ce champ théorique, insuffisamment exploité, donne des clés permettant d’accéder à des aspects d’un texte qui ne sont pas perceptibles autrement. Aux étudiants, généralement pétris de pragmatisme, je conseille l’exercice, qui améliore la faculté de jongler avec les mots et constitue un bon entraînement à la traduction littéraire, car il repose sur la même gymnastique mentale. Enfin, à mes amis, je dis tout simplement que la traduction homophonique, c’est amusant, et que j’engage tout le monde à essayer.
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Mathieu Dosse, « L’acte de traduction », Acta fabula, vol. 10, n° 2, Notes de lecture, Février 2009.
Retrouvez tous les articles de notre dossier consacré à la traduction en suivant ce lien.
Une vidéo outranspienne, faite par Jonathan Baillehache à partir d’un texte traduit homophonico-collectivement vers l’anglais par les outranspiens. Autre merveille de traduction homophonique, cette vidéo trouvée sur le site de l’Outranspo :