Ce texte a été prononcé par Catherine Coquio lors du colloque « Pierre Pachet, un esprit aux aguets » (20-21 juin 2017), organisé à Paris 7 un an après la disparition de Pierre Pachet le 21 juin 2016.
Pierre Pachet aimait Charlie Chaplin. Dans un des textes ou entretiens qu’il lui a consacrés, paru dans la revue Trafic [1] en 1996, il fait de lui un beau portrait, en « dandy des années 20 » : « Là où les autres personnages se battent, marchent, progressent dans la neige, et vivent, lui il danse : il danse dans le vent et sur la neige. Son étrange familiarité avec le déséquilibre est telle que, dans la merveilleuse et angoissante scène de la cabane suspendue au-dessus du gouffre (après avoir elle-même glissé et dansé dans la neige pendant la nuit), il semble parvenir à danser dans le vide, au bord de la chute. Quand il saute in extremis de la cabane qui tombe dans l’abîme, c’est comme s’il avait pris appui sur le vide lui-même. Il transforme la peur, l’angoisse, en danse légère et en rires (enfant, au sortir des années 40, je riais de terreur devant cette maison si fragile, si instable, cette cabane livrée au vide que l’on suit tout au long du film). »
La scène en question, c’est dans La Ruée vers l’or : Big Jim et Charlot se sont endormis dans la cabane des chercheurs d’or ; pendant la nuit la tempête s’est levée ; au petit matin Charlot se lève, prépare son petit déjeuner, la cabane se met à se balancer en suivant ses déplacements. Même chose au lever de Big Jim. Les deux hommes la font si bien balancer dans un sens et dans l’autre qu’elle bascule vraiment, retenue par une corde à un rocher au-dessus du vide, ils parviennent de justesse à en sortir. À la sortie, la mine d’or est à leur portée : ils sont riches.
« C’est comme s’il avait pris appui sur le vide lui-même. » Ce qui fait de Charlot un dandy ce n’est pas seulement sa politesse, les signes de son élégance maintenue dans la pauvreté : c’est le mouvement aérien de son corps maladroit, sa danse « dans le vent et sur la neige », qui devient ici « une danse dans le vide, au bord de la chute » ; c’est son habileté à sortir de la cabane qui tombe en « prenant appui sur le vide lui-même ». Charlot transforme l’angoisse du vide en danse et en rires. Mais le rire de l’enfant est un rire de terreur, et la vision de la cabane livrée au vide reste en mémoire.
Pierre ne savait pas danser dans le vent et sur la neige. Pas tellement non plus sur un simple parquet parisien. Chacune de celles qu’il a invitées à danser savait qu’elle allait passer un moment un peu difficile (je parle des danses qui bougent). Chacun de ceux qui se sont promenés avec lui dans la rue l’ont vu livré à l’espèce de tangage qu’était sa marche : elle le faisait souvent se cogner aux tables, se déchirer les poches de veste, un peu comme un homme semi-ivre. Et il était en effet ivre, ou plutôt il cherchait à l’être, il y travaillait : il n’était ni un stoïcien ni un hédoniste, plutôt un ascète de la griserie.
Mais il suffit d’ouvrir n’importe lequel de ses livres pour saisir de quel prix était devenu son art à lui de prendre appui sur le vide, son déséquilibre concerté ; de quelle élégance était sa pensée funambule, si habile à fouiller le chaos des émotions, ce domaine qui aimantait irrésistiblement sa pensée, pour y dessiner nettement les contours d’une idée, parfois simple et parfois compliquée, en veillant à rendre sensible le labeur de sa naissance, et à faire jaillir soudain l’émoi, d’un coin de phrase très sobre où on ne l’attendait plus.
Cet art poétique, qu’il expose dans L’œuvre des jours comme un art de vivre et de penser, venait d’un pacte passé avec les puissances du vide. « L’oubli, l’ennui. J’ai passé une sorte de pacte personnel avec les puissances négatives » : ainsi débute une partie intitulée « L’idée sur fond d’ennui ». Pacte un peu faustien, fondateur, aux allures mythiques. Il évoque sa fascination juvénile pour la destruction, qui lui semblait « seulement enfouir, préserver », et lui faisait entrevoir « un chemin bordé de patience, de foi ». C’est ce pacte qui a marié l’ennui et la pensée, celle-ci empêchant que l’ennui n’« avale le monde ». On sait tout ce que doit au père ce pacte qui a sauvé l’enfant du « trou noir ». « Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure » : L’œuvre des jours rejoue la scène mythique d’Autobiographie de mon père. Sauf qu’une vie intérieure il en a une maintenant, et l’écrivain expose son gai savoir de la Dispersion : « une Dispersion objective, extérieure à moi, qui est dans les choses (ou plutôt qui les sépare et les maintient à distance les unes des autres, ou les unes derrière les autres, masquées), dispersion que j’ai décidé d’essayer d’accepter et d’accueillir. » C’est pourquoi l’essai est le genre qui lui convient, c’est pourquoi il préfère l’informe à la forme, la « diversité merveilleuse des livres » aux œuvres consacrées : car l’hésitation est plus vivante que « l’œuvre ». Il fait aussi l’éloge de l’amusement. Maintenant que j’ai une vie intérieure, j’ai le droit de m’amuser. De « musarder dans l’angoisse ».
Cet art poétique n’existerait pas sans le vertige : sans la terreur du vide et l’attirance pour le vide. Toute son œuvre est une tentative de domestiquer cela, d’en faire un jeu, d’y jouer sa vie. Tenter de dire vrai pour lui, c’était sauter dans le vide, avec les mots comme seul soutien. Comme s’il fallait prendre appui sur le vide. C’est pourquoi il était si saisissant de l’écouter parler en public, ou plutôt penser en public, de l’écouter choisir ses mots avec soin, enchaîner les phrases. Le timbre de sa voix portait la mémoire d’une possibilité d’effondrement, qui faisait de sa fermeté de pensée, de sa précision, une sorte de miracle continu. Je l’écoutais un peu comme on regarderait des trapézistes au ralenti, s’élancer dans le vide, tournoyer, s’attraper de justesse, et regagner l’autre côté soigneusement.
Le jeu de Pierre avec le vertige était aussi un art d’aimer – ou peut-être plutôt de vouloir retenir ou faire quelque chose de l’amour : « Comment garder mémoire de la sensualité, des sensations, du velouté, du vertige, de la volupté de se diriger vers le vertige et d’y choir délibérément ? » C’est dans L’amour dans le temps, où il parle du « toboggan de l’amour », et décrit le visage et le cou d’une femme offerte comme un « cône d’attraction » où tomber. L’amour et le plaisir, c’était aussi, pour le veuf inconsolé, un effort pour ne pas s’abandonner à la mer, un amour du rivage, un refus de se laisser noyer, un hommage au fait d’exister. Mais cet hommage se savait lié à la possibilité de tomber toujours. Au début de L’amour dans le temps, Pachet se demande si le chagrin qu’avait causé en lui la disparition de sa femme, « chagrin profond comme un puits » n’avait pas réveillé une « passion plus ancienne », que la vie conjugale avait mise en veilleuse : une « sorte de passion vide, ou de passion du vide », celle qui le tourmentait sous la forme de l’ennui quand il était enfant. Et ce « vide intérieur » qui « menaçait sa vie » se transformait à présent en disponibilité aux rencontres, en hyper-réceptivité aux charmes féminins. Une « disponibilité vide », dit-il. Désirer, aimer, ou tenter d’aimer, c’était une nouvelle manière de ritualiser sa peur du vide, de rire de terreur.
Pachet, un dandy des années 2000. Vieil enfant-veuf tombé amoureux de l’amour. Mais dès les années 1970, il n’avait cessé de peaufiner son art du déséquilibre, en se laissant « guider », « conduire » et « orienter », d’abord par Baudelaire, relu à travers René Girard, qui lui avait appris à approcher sans frémir la violence du « lien social », à comprendre son caractère meurtrier, et « l’impossibilité d’un pacte interhumain ». Dandy, Pachet l’a été de plusieurs manières. Celle de Baudelaire, la plus cruelle, a compté beaucoup dans son « plaisir aristocratique de déplaire », mais plus encore dans son art du vertige. Au beau milieu du Premier venu, au chapitre « Individualisation et désindividualisation », on trouve le pantoum « Harmonie du soir », « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir / Valse mélancolique et langoureux vertige ! ». Il vient juste de gloser et citer le génial essai de Baudelaire, De l’Essence du rire, un essai « proche de la philosophie », dit-il, qui contient sa théorie du « comique absolu » et de « l’homme double » : le rire humain naît de la chute, et l’homme qui voit son semblable tomber sait qu’il peut être grand. Mais la vérité de la théorie, c’est le mouvement de la phrase qui la dit : Pachet évoque le « style ample et liquide grâce auquel Baudelaire peut s’abandonner comme à une traversée » (il parle de « s’embarquer aventureusement sur une mer théologique ») ; il évoque « l’imagination vertigineuse » du poète, qui décrit la pantomime violente d’un Pierrot jouant avec l’idée de la mort. Le livre sur Baudelaire semble parler du sacrifice mais en réalité il ne parle que du vertige. C’est ce que dit encore le dernier chapitre consacré à « La Corde » : « Est-ce à dire pourtant que toute pensée soit évacuée hors de ce vertige des significations qui semble tourner au vertige religieux des mots ? » La réponse est non, Baudelaire pense et fait penser : que « l’art appartient à un monde sacrificiel plus vaste que lui, à savoir la société civile ». Sa poésie fait voir une vérité : « c’est dans l’individu et autour de lui que se joue la scène de la mise à mort. »
Avec la lecture anthropologique de Baudelaire commence la politique de l’individu de Pachet, savant jeu de massacre intellectuel par quoi s’élabore le rite majeur de sa pensée : ce qu’il appelle la « pression nue de la différenciation ». Du chaos et de la terreur naît l’individu, couvert du sang des autres et de lui-même. Mais plein de possibles à vivre.
Son immense intérêt pour « l’événement de l’individualité », sa fascination pour l’individu baignant dans la foule, du « premier venu » baudelairien à « l’indétermination » démocratique selon Lefort, phénomène d’ordre quasi-esthétique, viennent de ce crédit fait au vide et à la dispersion. Sa poétique du « un à un », qui lui fait lire passionnément Michaux, Naipaul et Rushdie, et souvent citer le Journal de Kafka, lui aussi hanté par la séparation des êtres, est une manière de recomposer de « l’interhumain » là où la société le rend impossible. Chacun des dandysmes de Pierre a été une passion de l’individu, passion d’être ou de devenir un individu, qui lui fit aimer même la colère de Naipaul, et lui pardonner son impolitesse. Le vertige du multiple devient ouverture, plongée salutaire dans les choses, approfondissement, les jours deviennent « œuvre des jours » : cette magie ne se distingue pas du plaisir d’éprouver des émotions, chacune rituellement confiée à l’analyse. On pourrait en donner mille exemples, comme son éloge du « rendez-vous réussi »: « Donner rendez-vous, c’est toujours une façon de lutter contre la désorientation généralisée, contre le flux universel des lieux et des moments ». (L’œuvre des jours) ; mais le comble du « rdv réussi » c’est la rencontre de hasard dans la rue ou l’autobus : ce qui a lieu là, « c’est la réussite du rendez-vous éternel entre ceux qui se sentent proches au milieu de la mer humaine ».
Pour ce qui est de se sentir proche, Pachet avait des talents qui propres à contrebalancer son indéniable talent pour la muflerie : il savait transformer des gestes simples en rituels intimes, en secrets, des secrets qu’il lui fallait s’expliquer à lui-même, et souvent dévoiler aux autres. Car ces rituels puisaient leur inspiration d’un vertige à muer en pacte, pour pouvoir en partager quelque chose avec quelqu’un, ou quelqu’une. Vouloir être un individu, c’est revenir de loin, c’est sortir du vertige du rien, ou de la foule. C’est aussi s’y replonger à plaisir, s’embarquer sur la « mer humaine », examiner la pensée se faire et se défaire, et l’amour s’émietter dans le temps, se trahir à l’infini. Comme on se trahit soi, et c’est bien : l’individu est le nom du devoir que l’on a d’être celui que l’on est, mais plus encore du désir d’être à soi-même infidèle et inconstant.
Être un individu, c’est recomposer sans cesse avec l’ennui ou la terreur de l’enfant. C’est raconter de quoi j’ai peur et comprendre pourquoi je dois parler de ma peur. Une peur absolue – comme Baudelaire parlait de comique absolu.
Pierre Pachet, le fils de Simkha Opatchevsky, avait dû composer avec plusieurs vides, dont un d’importance, qu’il avait entrevu à travers l’angoisse de ses parents dans les années 1940, et l’absence de ses grands-parents, qu’il dit quelque part « constitutive ». Le rire nerveux de l’enfant devant la cabane de Charlot, il le situe « au sortir des années 40 ». Ce rire fait sortir des années de terreur. Pas de la terreur.
Ce rire de terreur, je l’entends résonner lointainement en lisant une autre scène, qui concerne cette fois l’homme âgé, le veuf : c’est une scène que raconte l’auteur d’Adieu, le livre où il tente de se soigner du vertige d’avoir perdu Soizic. C’est vers la fin, il raconte un rêve qu’il a fait le 14 novembre 1999, plusieurs mois après sa mort : « La seule indication que j’aie eue d’avoir un peu dormi est une sorte de rêve où Soizic me portait sur ses épaules tout en haut d’une échelle, ou d’un immeuble. J’avais le vertige ; elle me disait de ne pas regarder vers le bas. Et elle ? son vertige ? Je me faisais la réflexion que je comptais sur son courage, sur sa vaillance. »
Dans Adieu, Soizic incarne la vie vaillante, cette vaillance qui la rend apte à « accueillir la nuit » dans son sommeil à elle, source de vie à quoi il veut être absolument fidèle. Que soit morte la femme qui était la vie même, qu’elle ne soit plus nulle part, telle est la cause du vertige, non dénué d’horreur : morte, elle est toujours « intensément vivante », il la sent « frémir, là-bas, derrière la porte de la mort ». Cette absence engendre une nouvelle peur en lui : « Depuis qu’elle ne vit plus, la vieillesse et la mort me font peur, comme si elles devaient détruire plus, plus que moi », et ce « plus que moi » n’est autre que le monde. Cette « peur nouvelle » est celle d’une disparition sans reste, sans celle qui aurait pu, dit-il, « conserver l’essentiel » : or cet « essentiel » qu’est-il sinon le « douloureux secret » du lien d’amour qui accroche deux vies l’une à l’autre dans le temps ? Là-haut, on ne peut plus sauter de l’échelle comme de la cabane qui tombe. Mais on peut se laisser conduire par celle qui a disparu : Soizic, qui l’a emmené en haut, trop haut, lui délivre son remède en lui disant de ne pas regarder vers le bas.
Il y a beaucoup de choses bouleversantes dans ce rêve où le veuf est porté sur les épaules de sa femme disparue, mais le plus remuant c’est la question laissée en suspens : « Et elle ? son vertige ? ». Ces deux petites questions condensent l’effort désespéré du livre : comment partager la conscience de son épouse, entrer dans son âme, comprendre ses idées et ses émotions, le rapport qu’elle avait à sa vie. On suit cet effort tout au long du livre, celui d’un deuil qui voudrait se muer en « langoureux vertige », le plus longtemps possible (« Ce n’est pas fini », dit la fin).
Ces deux questions, « Et elle ? son vertige ? », disent aussi l’effort d’un homme pour entrer dans l’âme d’une femme, pour éprouver ce qu’elle peut éprouver. Cet effort était chez Pierre un talent exceptionnel, et un besoin. Ce besoin ne se confondait pas avec le désir érotique, ni même avec l’amour : c’est ce que montre Sans amour, consacré aux mystérieuses amies seules.
Ce besoin ne se distinguait pas de son souci pour le monde, lui aussi exceptionnel.
Souvent, dans ses livres, surgit l’image d’un monde qui s’effondrerait si on ne réalisait pas certains gestes vitaux ou moralement nécessaires : ceux de la solidarité ou de la compassion. Aller voir sa mère malade jusqu’au bout, c’est « une des 613 mitsvot de la Loi juive » et un devoir chrétien : « je ne remets pas cela en cause, sans quoi c’est tout le monde humain qui s’effondre », lit-on dans Devant ma mère. Mais il ajoute : « Mais cela aussi, j’ai envie de l’examiner, de le suspendre », c’est-à-dire de « regarder ce qui se passe dans ce cas très particulier ». La loi tombe sous le sens, il faut la respecter, mais aussi pouvoir la suspendre. Car le réel, lui, ne tombe pas sous le sens. Il faut se battre pour lui, pour « l’honneur de la réalité ». Il faut « regarder », cela augmente le lien de de soi au monde, lui donne plus de consistance, sinon d’assise. Comme s’il fallait prendre appui sur le vide lui-même.
Ce monde menacé d’extinction menace l’individu d’irréalité. On lit dans Adieu : « j’ai éprouvé et j’éprouve encore l’atroce sentiment d’être égaré loin du réel, et de devenir moi-même irréel : atténué, flottant, sans contours ni substance. » Cette bascule dans l’irréalité, il la vivait constamment et se battait contre ; l’écriture lui servait à cela, celle du Journal, celle de ses livres : c’était une manière de reprendre appui sur le vide pour faire tanguer la cabane et sortir juste avant qu’elle ne tombe, se sauver du trou noir de l’ennui, reprendre pied sur le sol et devenir plus riche. Toute sa pensée, me semble-t-il, vient d’un effort pour s’approcher du vertige en en tirant une force, une puissance d’ouverture, une puissance d’expansion même, comme il le dit, dans Sans amour, à propos de sa découverte de Jean-Sébastien Bach : « il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde. » La condition du pacte c’est le développement de « l’attention » – faculté dont Malebranche avait dit qu’elle était la « prière naturelle de l’âme » : l’attention transforme l’ennui, « inertie mentale dans laquelle les pensées tournaient en rond », en « joie d’avoir un espace de résonance en soi. »
Cette fragilité du monde a profondément à voir avec l’histoire : celle de son père et de sa mère, de leurs familles respectives en Russie et en Lituanie. Celle d’une déchirure familiale atroce, vécue au loin dans une nation-refuge, mais avec laquelle sa mère communique encore en pleine décomposition psychique. Celle d’un immense déplacement, vécu comme ébranlement et dépossession du monde. Le pacte avec les puissances négatives n’est pas un rituel juif, mais il mobilise la judéité comme expérience historique et politique. Chaque peur du vide en réveille ou rejoue une autre, plus grande, et la fait résonner dans la vie quotidienne. Cette résonance intime, souvent cachée, parfois montrée, parfois déniée peut-être, relie tous les livres de Pierre.
La fragilité du monde devenue fragilité de soi, c’est ce que raconte Autobiographie de mon père. Simkha souffre de vertige, devenu malade il ne parvient plus à descendre l’escalier sans peur, car son corps lui semble « atteint en son noyau de certitude et de stabilité ». À la fin son cerveau lui semble devenu « étranger », il a mal à la tête en dormant : « c’est un tournoiement qui m’aspire, prend mes forces, et au lieu de me ‘laisser aller’ au sommeil je dois lui résister pour qu’il ne me détruise pas complètement. » Chaplin apparaît fugacement à propos de Londres et du Kid, mais Simkha ne sait pas lui non plus danser sur la neige et le vent ; il sait penser, et vivre à sa manière, celle d’un « semi-orphelin et instable », qui a fait sienne une terre, trouvé un sol. Il sait rire, mais son rire « ne fait pas chavirer son regard vigilant ». En faisant parler ses silences, le fils crée une voix nouvelle « au-delà de nos deux forces réunies ». Comme s’il prenait appui sur le vide lui-même. Pachet a « voulu être l’héritier » : il a hérité aussi du vertige. Le tropisme russe n’est autre que cela.
Pierre Pachet n’était pas un thuriféraire de la mémoire juive : il se gardait de manifester trop visiblement sa judéité, manière aussi d’hériter de ce père qui avait francisé leur nom. Mais de sa judéité russe il a fait une riche scène intérieure, qui s’est arrangée très bien de l’appartenance française. Sa manière joyeuse d’habiter son pays et son temps était travaillée et parfois secouée par l’intrusion du passé, sous la forme d’une « déchirure du temps », comme il l’écrit à propos de la sonnerie de téléphone : ce « tout à coup » dit-il, « ne cesse de scander ma vie », comme un « signal du malheur qui frappe sans prévenir ». À tout moment le sol peut se retirer, et la maison basculer. La sonnerie soudain fait voir le dénuement de chacun. Mais en même temps,la conversation téléphonique fait exister « un vide habité, bourdonnant, où l’on entend haleter la virtualité des paroles possibles, devenues concrètes » (L’œuvre des jours).
Dans L’œuvre des jours, au chapitre « Qu’est-ce qu’une émotion ? », Pachet raconte la circoncision de son neveu : alors que, en tant que parrain, il tenait l’enfant dans ses bras, au moment où le circonciseur « commença à faire son office », il éprouva « une difficulté à respirer, un pincement au plexus, un bourdonnement dans les oreilles, un vertige. Je devenais blanc. On me prit l’enfant, on m’écarta »). Puis Pachet s’écarte de lui-même et cite le philosophe des émotions William James, racontant comment un jour il perdit conscience en voyant saigner un cheval : il lui sait gré de « désintellectualiser l’émotion », de faire dépendre ainsi la pensée de l’équipement corporel dont « l’être humain est doté pour se débrouiller dans le monde ». Puis la circoncision disparaît du texte et avec elle la judéité. Mais en réalité elle s’est diffusée partout dans le livre, dans ces rituels de la « Dispersion objective ». Pachet n’a pas pu participer à cet « office », à ce sacrifice-là, il est écarté. Mais le Juif raté a merveilleusement réussi son ratage : il disperse sa judéité dans le texte. Elle est nulle part et partout.
Dans L’Âme bridée, alors qu’il est en Chine, ce pays où il a eu « envie d’être désorienté », un cheval tombe au ralenti, dans un rêve très kafkaïen : « un cheval se laissait tomber du haut d’un toit ; et, pour voir comment il faisait, je me laissais tomber à côté de lui, freinant ma chute en me raccrochant aux branches des tilleuls de devant cet immeuble où est mon studio. » Et lui ? Son vertige ? La question vaut aussi pour l’animal : il faut tomber avec lui pour « voir comment il fait », mais freiner sa chute en se raccrochant aux branches. Comme s’il prenait appui sur le vide lui-même.
Il y a enfin un autre vertige : celui qui fait sangloter. Comme à la fin de Conversations à Jassy : le couple est installé dans le train pour le voyage de retour, tout est en règle : « Nous sommes ensemble, nous ne sommes pas séparés. C’est alors que j’ai commencé à sangloter. » Le sanglot au départ du train s’explique à demi-mots : « Un départ réveille tous les départs, les fait résonner » ; « les fantômes de ce qui manque, de ce qu’on a oublié derrière soi, de ce à quoi on a oublié de penser se lèvent derrière nous et nous accompagnent. » Le visiteur à Jassy n’était pas un touriste. Pachet évoque alors un détail qui l’avait frappé dans le Journal de Miriam Korber, la jeune fille qui avait raconté son horrible voyage en Transnistrie : c’était une séparation apparemment anodine dans ce livre des séparations, due cette fois à un train parti trop vite. Télescopage. « Un voyage consiste à enjamber le vide », mais ce voyage-là en avion l’avait ramené, lui, tout près du pays paternel : regardant la carte il s’était imaginé descendre entre les noms de villes et de fleuves, y « atterrir doucement ».
Au cours de son séjour et de ses visites au pays du pogrom et des déportations, les tumultes et les malaises s’étaient multipliés. Mais à deux moments, Pachet a dit s’être senti bien, comme il le dit rarement. D’abord, lorsqu’il attend devant la grille du cimetière juif : « Mais je suis bien, ici. […] Devant le portail, une fontaine blanche avec un bassin, où l’eau ne coule pas. » Puis lors de sa visite effective, avec le médecin juif et sa fille : l’impression de paix persiste, alors même que « tout le peuple juif est là », dit le médecin, là et non dans la ville. Mais Pierre rectifie pour lui-même : le cimetière « est aussi vivant qu’une ville, avec tous ces noms, une ville où chacun, chaque famille au moins, aurait droit à sa place, à sa pierre, à ses noms. […] La paix dont ils jouissent tous me repose moi aussi. […] J’ai plaisir à penser que des vies aboutissent à ces pierres, à ces inscriptions qui attendent, en haut de la colline, que la pluie du ciel les efface. »
L’autre moment, c’est à la synagogue, pendant l’office : on lui donne un livre de prières et il suit le texte du Lévitique, l’assemblée entière est prise au jeu de l’office, car lire le texte correctement ici, à Iasi, c’est « maintenir la force du passé […] et essayer de la donner à l’avenir ». « Pendant ces moments, écrit-il, je suis vraiment bien (le temps de la lecture). Je sais quoi faire, je comprends ce qu’on fait… […] Pendant ces minutes […] la communauté est communauté autour d’un texte ». Lorsqu’il est appelé à la Torah pour dire la prière, il ne se souvient plus des gestes rituels, et se fait corriger. Mais aucun vertige ici. Car les objets autour et les lettres même aident à lire : « Ces lettres, écrit Pierre alors, ne valent pas plus que la moindre vie humaine. Mais les vies juives leur sont suspendues. »
Au cimetière de Jassy, la mer humaine est devenue une ville de pierres couvertes d’inscriptions qui attendent l’effacement. Et dans le temps de la lecture, quand la vie se suspend aux lettres, le monde reprend forme, ce monde qui « ne dort jamais », mais où on peut parfois dormir tranquille. Comme si ce monde avait pris appui sur le vide lui-même.
Ce sont les toutes dernières lignes du livre : « le plus souvent le voyageur en visite dans le pays de son passé ne cherche pas à démontrer, encore moins à convaincre. C’est à lui-même qu’il parle. […] Il essaie de trouver des points d’appui pour se persuader que ce fut réel, qu’il n’a pas rêvé, qu’il ne rêve pas : qu’il existe vraiment, comme une chose du monde, malgré la destruction, l’instabilité et la méchanceté. Il ne cherche pas à reprendre racine dans la stabilité d’un lieu du monde : il cherche, au contact de la fragilité des choses, à se reconnaître lui-même comme un lieu d’enracinement. Un lieu provisoire et instable, mais le plus réel de tous ».
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« Chaplin, un dandy des années vingt », Trafic, 1996.