Traduire, mettre en scène, écrire

Marie Étienne, poète et traductrice de poésie, revient sur la façon dont Antoine Vitez concevait la traduction pour le théâtre, comment il en apprivoisait l’impossibilité pour la mettre au service de l’œuvre et de la mise en scène.

En tant qu’écrivain mais surtout en tant que poète, j’ai été confrontée à la traduction dès mes premières publications.

La revue Action poétique avait consacré en 1978 son numéro 75 aux femmes dans la littérature occitane car « les troubadours étaient aussi des femmes », écrivait Liliane Giraudon dans son texte introductif. On y trouvait des poèmes de la comtesse de Die, de Marie de Ventadour… Celui qu’Henri Deluy, le responsable de la revue, m’avait demandé de traduire était anonyme. Il s’intitulait « Ballade de la malmariée » et chantait les tourments d’une jeune femme qui n’avait nulle envie d’aimer son mari : « Quand je le vois j’en ai si grande honte / que je prie mort qu’elle vienne tôt l’occire », et ceci d’autant plus qu’elle en aimait un autre. Les plaintes de la « malmariée » étaient reprises et amplifiées par un chœur, probablement de femmes, dans un refrain répété après le premier et le deuxième vers de chaque strophe. Le poème était un dialogue chanté qui, bien que répétitif (il disait en substance : je suis jolie, je ne l’aime pas, j’en aime un autre), progressait néanmoins vers l’affirmation d’une liberté au moins du dire : « Et sur cet air je fais une ballade/ Je prie à tous qu’elle soit au loin chantée ».

Traduire selon Antoine Vitez

Antoine Vitez, en 1972 © Jeanne Vitez

Même si ces femmes poètes des XIIe et XIIIe siècles étaient peu nombreuses, que les hommes préféraient les cantonner dans leur rôle de la Dame à qui ils adressaient leur poèmes d’amour courtois (Miraval divorce de sa femme parce qu’elle est elle-même poète et que donc elle le concurrence), la force avec laquelle elles affirment leur désir extraconjugal est encore tonitruante à nos oreilles du XXIe siècle.

Afin de rendre l’insolence de la « malmariée » et le rythme du dialogue avec le chœur, j’avais osé choisir d’adapter le poème initial plutôt que de véritablement le traduire, suivant en cela la voie tracée à maintes reprises par Jacques Roubaud, parfois accompagné par Florence Delay (pour les poèmes des Indiens d’Amérique du Nord et le cycle arthurien du Graal Théâtre), le plus souvent dans ses propres livres, au point que le texte original semblait disparaître à son profit, comme dans Neuf éclats de la vie des saints (Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981), fragments de la vieille poésie irlandaise des VIe et VIIe siècle attribués à des ermites et écrits en marge des livres sacrés, « dans de petites retraites de clairières ou d’îles » :

« L’oiseau a sifflé

du bout de son

bec brillant

                  jaune

vers Loch Laig le merle

sur une branche chargée

de fleurs jaunes a

                            crié ».

Traduire selon Antoine Vitez

Jacques Roubaud © Jean-Luc Bertini

Prédominent donc, dans ce genre d’adaptation, la liberté vis-à-vis de l’original et l’inscription dans un contexte moderne par l’adoption d’un dispositif dans la page qui prend acte de l’évolution de la poésie et de la connaissance des poésies étrangères. Le poème irlandais de Jacques Roubaud fait penser à un haïku, genre, avec le renga, auquel il s’est beaucoup intéressé : dans Mono no aware, Le sentiment des choses (Gallimard, 1970) et Renga, ouvrage collectif (auquel collaborèrent Octavio Paz, Eduardo Sanguinetti, Charles Tomlison).

Mon expérience de la traduction est minuscule mais forte. J’avais été impressionnée par la dimension théâtrale de la « malaimée » ; ce que j’avais tenté de restituer, après une première version littérale, par une disposition qui apparentait la page à une scène :

«                        la belle

je vous en prie

                          nous en supplie

femmes

                          écoutez-la

venez m’aider

                          dans une chambre

à ce jeu blanc et nu

                          dans le pays

à cette joie

                          et au-delà

tenue secrète

                          il nous faut le conter »

C’est avec Antoine Vitez, auprès de qui j’ai travaillé pendant une bonne dizaine d’années, que ma conception de la traduction s’est encore élargie. Il l’avait assidûment pratiquée dans les premiers temps de sa vie professionnelle pour gagner sa vie, ensuite il y consacra ses rares moments de liberté pour le plaisir et, dira-t-il, aussi par devoir – ces deux motivations n’étant pas pour lui incompatibles. On lui doit des traductions de l’allemand, du russe, du grec ancien et du grec moderne. Citons-en trois : les huit volumes du Don Paisible, de Mikhaïl Cholokhov (édité par Julliard de 1959 à 1964) ; Électre de Sophocle (aux E.F.R., en 1966) et La mouette d’Anton Tchekhov (Actes Sud, 1984).

Traduire selon Antoine Vitez

Bibliothèque personnelle d’Antoine Vitez, en juin 1990 © Marie Vitez

Il avait eu en outre, quand il était un acteur au chômage, une expérience professionnelle originale : celle du doublage de films. Il raconta plus tard, quand il fut capable d’assumer une activité dont il eut d’abord honte car elle n’était pas prestigieuse, qu’il s’agit, lors d’un doublage, de traduire en trouvant des mots qui, prononcés en français, puissent paraître avoir été articulés par le personnage du film et coïncider avec le mouvement de ses lèvres.

En dépit ou à cause de son professionnalisme, il étendait le domaine de la traduction à pratiquement chacune de ses activités, considérant qu’elle était le vecteur essentiel de son art de la scène et probablement de tout art.

Disons pour commencer qu’il avait le goût, l’obsession de la perfection – bien qu’il ne se fût jamais exprimé en ces termes. Et que l’impossibilité d’y parvenir dut le mettre à la torture, jusqu’à sa décision de s’en accommoder, de faire de cette impuissance non plus un obstacle mais un tremplin, une matière à invention, une manière de rebondir. À propos de ses mises en scène, il revendiquait ce qu’il appelait « le mal fait », il l’érigeait en choix, il le travaillait en tant que tel. Au lieu de lutter contre lui, de s’y user, il l’installait dans son système et il l’apprivoisait.

Dans un entretien repris par Georges Banu et Danièle Sallenave (Le théâtre des idées, Gallimard, 1991 et 2015), Antoine Vitez donne un exemple de cette presque impossibilité, de ce mur devant lequel se trouve le traducteur, particulièrement quand il s’agit de poésie, à propos du titre d’un livre de Boris Pasternak traduit en français par Ma sœur la vie : « On peut entendre en dessous : “Ma sœur c’est la vie”, ou “ La vie m’est une sœur”. Le russe entend tout cela, le comprend, le contient. En français il faut choisir. »

Bien que scrupuleux à l’excès et soucieux de la plus grande exactitude possible, il arrive que Vitez s’éprenne de traductions fautives quand elles sont le fait de poètes ou de grands écrivains. En donnant l’exemple de celle d’Hamlet par Boris Pasternak, il explique que les erreurs racontent quelque chose de leur auteur et de son époque, qu’elles sont à conserver mais de manière à être perçues, et avec elles le texte tout entier, par le lecteur ou le spectateur, comme appartenant au passé. Tout l’art du metteur en scène consistera à obtenir un équivalent scénique de l’erreur, à la mettre en quelque sorte entre guillemets, à la faire figurer comme une citation qui replacera le texte et son traducteur dans une époque et un lieu donnés : « La traduction […] est toujours située dans le champ des forces politiques, est toujours l’objet d’un enjeu politique et moral ».

Traduire selon Antoine Vitez

Bibliothèque personnelle d’Antoine Vitez, en juin 1990 © Marie Vitez

Dans le même ordre d’idée et pour en revenir au Don Paisible, lorsque Cholokhov fait parler aux Cosaques des tranchées de la guerre de 14 un langage dialectal, Antoine Vitez propose de traduire ce langage, non par un équivalent chtimi ou marseillais (car ce serait alors un Chtimi ou un Marseillais que se représenterait le lecteur), mais par une langue dont les torsions permettraient de comprendre que les Cosaques ne s’expriment pas comme des Russes cultivés de Moscou. En pratiquant ce qu’il nomme la sous-traduction, Antoine Vitez estime qu’il permet de se représenter des Cosaques qui ne parlent pas correctement tout en laissant ignorer comment ils parlent, car cela, il ne peut le transcrire, estime-t-il.

Et comment traduire Ritsos, qui parfois fait des fautes « par un comble de l’art » ? « Si je fais une faute de français chaque fois que Ritsos fait une faute de grec, elle sera ressentie par le lecteur français comme une simple faute de français. » La solution, cette fois, sera de sur-traduire, de sur-valoriser la faute, d’en commettre une beaucoup plus grosse afin que le lecteur la voie et s’en réjouisse comme d’un effet de style.

Le devoir de traduire, qu’avait édité la Maison Antoine Vitez en 1996, vient de reparaître chez Actes sud-Papiers dans une édition augmentée, présentée par Laurent Muhleisen et Jean-Michel Déprats. Outre l’entretien que je cite longuement plus haut pour l’avoir découvert dans Le théâtre des idées, on peut y lire diverses notes d’Antoine Vitez empruntées à ses écrits déjà publiés ou à d’autres, inédits, accompagnés d’interventions de Georges Banu, Léon Robel, Chrysa Prokopaki, Henri Meschonnic, Éloi Recoing, sur le traducteur que fut Antoine Vitez ; et d’autres sur « l’esprit de la traduction aujourd’hui à la Maison Antoine Vitez », de Jean-Louis Besson et Jean-Michel Déprats. Dans son texte introductif, ce dernier, citant Antoine Vitez, écrit que la traduction répond à un désir de convertir non seulement « des signes en d’autres signes » mais aussi « une perte, un défaut, une limite » en « une chance et un gain. Le goût et le désir de comprendre, la volonté de communiquer et de partager ne peuvent se manifester que dans l’obstacle ».

En fréquentant Antoine Vitez, j’ai peu à peu compris qu’écrire sur le théâtre (qu’écrire en général) c’était aussi traduire, tenter de faire passer dans l’abstraction des mots le divers foisonnant du réel, parcourir à nouveau mais dans le sens inverse la trajectoire des comédiens et du metteur en scène, qui eux sont partis du texte écrit par un auteur et l’ont incarné, mis en chair et en gestes pour le donner à voir, à entendre, sur une scène. Je m’y employai donc durant de longues années en tenant un journal [1] où je tentais d’enclore, pour chérir mieux « ma sœur la vie », le désordre et le feu d’un quotidien voué à l’art mais constamment concret.


  1. Ce journal a été la matrice d’un livre, En compagnie d’Antoine Vitez, publié en juin 2017 aux éditions Hermann.
Cet article a été publié sur Mediapart.
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