Dans son excellent Rabelais (Gallimard, coll. « Quarto », janvier 2017), Marie-Madeleine Fragonard, qui propose une édition bilingue du texte canonique, commence par souligner une évidence : le mot « traduction » ne saurait s’appliquer qu’au passage d’une langue étrangère au français.
Pour qualifier l’ensemble (monumental) qu’elle offre (donner à lire aujourd’hui un texte compréhensible par tout lecteur honnête homme), elle choisit donc d’utiliser le mot « translation », qu’elle emprunte à Guy Demerson, pionnier au Seuil en 1973, pour l’Intégrale Rabelais, de ce type difficile d’entreprise, qui vise à restituer un sens à ce que l’obsolescence de la langue a rendu opaque.
Soit. Mais ce processus de « translation » recèle, dit-elle, presque autant de sources de déception que la traduction d’une œuvre étrangère. Exemple, que Marie-Madeleine Fragonard fournit elle-même, en allant le chercher à la fin du Prologue de Pantagruel (1532) : « Le français moderne a ses limites […] On y perd la sonorité des termes. Ce qui à la rigueur est compensé par le fait de comprendre de quoi il est question. Mais jamais ‟qu’un bon ulcère vous brûle le cul” ne remplacera ‟le mau fin feu de rique raque, plus menu que le poil de vache vous puisse entrer au fondement…” L’intention y est, l’esthétique et les métaphores, non » (Quarto, p. 140).
On ne saurait mieux dire. De la verve rabelaisienne, de la violence éruptive d’un style qui invente de toutes pièces une expression sans équivalent aucun dans le parler du temps, avant d’être hermétique au nôtre, il ne reste strictement rien. Car c’est ça, la littérature, « l’absente de tous bouquets » selon Mallarmé, sauf du bouquet mental.
Allons maintenant voir comment la « translatrice » se tire de ce mauvais pas. Sa solution figure en page 413 du gros volume. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut citer en vis-à-vis l’intégralité de la phrase de Rabelais par quoi s’achève le Prologue (page 412). La voici : « Pareillement le feu sainct Antoine vous arde, mau de terre vous vire, le lancy, le maulubec vous trousse, la caquesangue vous viengne, le mau fin feu de ricqueracque, aussi menu que poil de vache, tout enforcé de vif argent, vous puisse entrer au fondement, et comme Sodome et Gomorre puissiez tomber en soulphre, en feu et en abysme, en cas que vous ne croyez fermement tout ce que je vous racompterai en cette presente chronicque. »
Remarquons tout d’abord que la citation présentée page 140 est déjà tronquée et légèrement modifiée par rapport à l’original, ce qui prouve bien qu’on a hésité, par peur de donner un texte obscur, à en transcrire la réalité totale quand il s’agissait seulement d’éclairer le lecteur sur une difficulté de transposition, et par là qu’on a perdu notamment le rythme proprement poétique de Rabelais sur un quatrain d’octosyllabes (depuis « le mau fin feu » jusqu’à « au fondement ».)
Mais voici le texte final, en français modernisé (page 413) : « de même, que le feu de saint Antoine vous brûle, l’épilepsie vous vire, la foudre et l’ulcère vous déglinguent, la diarrhée vous traverse, le fin feu de l’érésipèle aussi menu que poil de vache tout renforcé en mercure vous puisse entrer au fondement, et comme Sodome et Gomorrhe, puissiez-vous tomber en soufre, en feu et en abîme, au cas où vous ne croiriez pas fermement tout ce que je vous raconterai dans cette présente chronique ».
À la bonne heure ! Outre le rétablissement de l’orthographe et l’établissement d’une accentuation conforme à l’usage moderne, on ne s’est pas contenté d’un toilettage, mais on a tenté (avec succès) de conserver au texte son allure incomparable de triple galop et ses saisissantes images.
Pourtant, qui ne voit que « vous vire » n’est pas clair (l’épilepsie à la lettre vous remue en tous sens et en même temps vous change, vous rend fou) ; que la brutalité de « caquesangue » (qui littéralement fait « chier du sang ») n’est pas rendue ; que le verbe ancien « ardre », à la prononciation de tonnerre, est beaucoup plus fort que « brûler », etc., bref que la prose vitriolée du plus grand styliste du XVIe siècle a autrement de mordant que toute « translation », même aussi brillante que celle d’une de nos meilleures seiziémistes ?
Marie-Madeleine Fragonard est du reste la première à le reconnaître, qui conclut sagement (p. 146) : « Vous serez donc obligés de retourner lire l’original. Et peut-être même si vous êtes curieux, une version méthodiquement annotée de l’original. L’original retrouvé. »
Diable, oui, plusieurs lectures successives s’imposent, dont une, bien sûr, à haute voix.
Mais que de réflexions amères découlent de l’examen de ce cas, en somme le plus simple qui puisse être (car nous comprenons tout de même, sans translation, au moins un petit tiers de ce texte patrimonial, écrit dans notre langue) ! Est-ce à dire que la traduction proprement dite, elle, est strictement impossible ? Hum ! J’ai bien conscience de mal faire en répondant positivement à cette indiscrète question, mais enfin…
Me revient un souvenir peu agréable. Jadis, à Tôkyô, mon éminent ami Yoshio Abe, hélas disparu, le traducteur de Baudelaire en japonais, prononça une merveilleuse conférence en français sur son sujet de recherche favori. C’était à l’université Todaï, temple des bonnes lettres. Nous étions tous fascinés. Afin d’illustrer son propos, il arriva à Yoshio de lire intégralement certaines de ses traductions, par exemple celle de « L’invitation au voyage », dans la version poème de ce morceau magique, l’une des mélodies les plus chargées de parfums capiteux et captieux de notre langue.
Eh bien ! il y avait de quoi rester abasourdi. Malgré la parenté vocalique indéniable entre le français et le japonais, deux langues riches en sons plus qu’en bruits, rien, absolument rien ne passait en traduction du magnétisme spécifiquement baudelairien, du moins pour une oreille occidentale. Le sens y était, mais qu’est-ce que le sens en littérature ? Quelle proportion représente-t-il du plaisir qu’on prend à un texte qui ne soit pas sociologie ou économie, donc hors littérature ? Ah ! stupide colère de celui qui découpa Babel en tranches incompatibles ! Nous faudrait-il apprendre les six mille langues humaines qui subsistent encore si nous voulions jouir vraiment de ce qui se tisse d’ineffable à l’aide de tant de vocables étranges ? Un raisonnement a fortiori partant de la translation et butant sur la traduction n’est pas pour nous rassurer sur ce point, je pense.