À l’automne 2016, la publication de Gabacho, d’Aura Xilonen, a fait beaucoup de bruit, non seulement à cause de l’âge de l’auteure (elle l’a écrit à dix-neuf ans), mais surtout grâce à la façon dont celle-ci joue avec la langue mexicaine en la tordant, en la parsemant d’anglicismes, de néologisme et d’idiosyncrasies. Mais comment traduit-on un tel texte ? C’est une des questions que j’ai posées à Julia Chardavoine, la traductrice de Gabacho, à peine plus âgée que son auteure.
Vous êtes la traductrice de Gabacho, d’Aura Xilonen, mais, avant de parler plus spécifiquement de votre travail sur ce roman, pourriez-vous nous dire comment vous êtes venue à la traduction ?
Mes premiers essais de traduction remontent à 2007. Je venais d’entrer à l’École normale supérieure, j’avais choisi de me spécialiser en littérature comparée franco-russe et je préparais un mémoire sur l’acte gratuit chez Gide et Dostoïevski. Pour montrer l’influence de Dostoïevski sur l’écriture de Gide, j’ai été amenée à comparer bien des traductions et à oser moi-même l’exercice pour certains passages. C’est à la même époque que je suis partie vivre un an à Moscou en échange avec le MGU (Université d’État de Moscou). À mon retour de Russie, j’ai choisi de me réorienter. J’ai terminé mon cursus en littérature à l’École normale, tout en étudiant les sciences politiques et les relations internationales à Sciences Po puis à Columbia University. Je rêvais de travailler dans des organisations internationales, mais la vie de bureau a été pour moi une immense désillusion.
En 2012, j’ai décidé de tout plaquer et, pour des raisons personnelles, je suis partie vivre au Mexique. Je ne parlais pas un mot d’espagnol, mais les Mexicains m’ont fait renouer avec mon amour des langues. J’adorais leur manière de prendre des libertés avec le langage, d’inventer des mots, d’ajouter des suffixes à tout bout de champ. Plutôt que de répondre « sí » (oui), bien des Mexicains vous diront « Simón » (le prénom), au lieu de vous demander « ¿que pasa? » ou de s’exclamer « ¡que milagro! » (« quel miracle ! »), ils vous lanceront « ¿que pasión ? » ou « ¡que milanesa! » (« quelle escalope de poulet ! »). C’est au Mexique que me suis remise à écrire, à lire énormément, à collaborer avec des maisons d’édition, et de nouveau j’ai eu envie de traduire.
J’ai commencé à apprendre le russe à l’école à l’âge de dix ans et la Russie a toujours été une vraie passion ; c’est donc d’abord vers la littérature russe que je me suis tournée. J’ai contacté plusieurs maisons d’édition en France et c’est Colette Lambrichs des éditions de La Différence qui a, la première, accepté de me faire confiance. En 2013, j’ai traduit Livre sans photographies de Sergueï Chargounov. C’était un exercice à la fois génial et complètement schizophrène que de traduire au Mexique un roman russe en français. Deux ans plus tard, j’ai traduit mon premier roman mexicain, Gabacho d’Aura Xilonen, aux éditions Liana Lévi.
Même si ce n’est pas une pratique très bien acceptée en France, j’aimerais pouvoir continuer à traduire de la littérature russe et mexicaine, mes deux pays de cœur.
Le texte d’Aura Xilonen se caractérise par une grande liberté prise avec la langue. Comment l’avez-vous abordé, et quelles difficultés particulières avez-vous rencontrées, notamment dans la traduction des façons de parler différentes des divers personnages ?
Xilo a un vrai talent pour camper ses différents personnages. Ils ont chacun sa voix propre et c’était le plus gros défi de cette traduction. Si Liborio a un langage bigarré, Aireen la « gisquette » s’exprime dans un spanglais très particulier comme les Latinos des États-Unis ; monsieur Abacuc a un langage châtié mais bourré de vieilles expressions imagées ; madame Double V, quant à elle, essaye de parler comme les jeun’s des gangs et n’hésite pas à utiliser ce qui équivaut au verlan en français ; le Boss, enfin, a un langage aussi agressif et vulgaire que savant, il constitue une vraie source d’inspiration pour Liborio, le narrateur, qui a, pour sa part, un usage très personnel du langage. Enfant des rues, ayant côtoyé tant la ville que la campagne avant de migrer aux États-Unis, il parle un espagnol très argotique, pétri d’expressions imagées, de régionalismes, de vieux jargon ou de slang moderne. Ce jeune homme s’est par ailleurs mis à la lecture et a dévoré tout le dictionnaire. Il ponctue ainsi ses phrases de termes extrêmement savants et inusités. Cette éducation de bric et de broc le conduit régulièrement à utiliser un mot à la place d’un autre, voire à en inventer de toutes pièces. « Gloribundo » est un exemple de néologisme. En espagnol, ça évoque la « gloria », mais aussi un « vagabundo ». Il s’agit donc d’un gars de la rue se prenant très au sérieux ; en français, ça a donné « vagapéteux ».
L’enjeu de cette traduction était donc de conserver ce lexique bigarré tout en recherchant la fluidité de lecture qui existe dans l’original. Le texte est par exemple régulièrement ponctué de termes anglais. Xilo considère même qu’elle a écrit son livre en « ingleñol » ! Mais, étonnamment, ce ne sont pas les mêmes termes qui sont employés régulièrement en anglais au Mexique et en France. Le parti pris a donc été de conserver certains termes en anglais quand ils ne gênaient pas la compréhension, de les remplacer par un autre anglicisme quand c’était nécessaire (« Boss » au lieu de « Chief »), d’en supprimer parfois et donc d’en ajouter à d’autres moments (la « black » au lieu de « la negra », « loosers », etc.). Les accents posaient également question. Le seul ami du Boss, un Argentin, ponctue ainsi en français ses phrases de « che », interjection typiquement argentine. De la même manière, la « black » parle un espagnol très étrange, à l’évidence des îles, dégradé en plus par le fait que c’est une vieille femme sans dents. Afin de transmettre cette impression d’étrangeté, j’ai fait appel au créole en français.
Avez-vous échangé avec l’auteur, ou avec d’autres traducteurs ? Ou encore avec l’éditeur ?
Traduire est un travail solitaire. Certes, le traducteur n’a de cesse de dialoguer mentalement avec l’auteur, mort parfois, mais finalement il reste seul face au langage. De ce point de vue-là, traduire le roman d’Aura Xilonen a complètement révolutionné ma pratique – encore très jeune – de la traduction. L’auteure s’est montrée dès le début extrêmement disponible. Elle a toujours pris le temps d’élucider le sens de ses étranges néologismes ou de ses images décalées, même lorsque cela la poussait à justifier des choix qu’elle avait faits instinctivement et que l’exercice pouvait lui paraître, somme toute, très désagréable. Pour lui éviter de devoir répéter sans cesse les mêmes explications, je lui ai proposé de créer un groupe de traducteurs en ligne. Bruno Arpaïa, le traducteur italien, avait déjà terminé sa traduction, mais j’ai travaillé en étroite collaboration avec la traductrice américaine, Andrea Rosenberg. Quant à la traductrice allemande, Susanne Langue, elle nous a rejoints un peu plus tard. Le plus étonnant pour moi a été de voir que chaque traducteur se pose des questions très différentes. Andrea m’a semblé avoir un imaginaire très visuel. Elle interrogeait souvent l’auteure sur la disposition de l’espace, la forme de certains objets, les couleurs ; autant de doutes qui ne m’avaient pas traversé l’esprit et qui m’ont permis d’éviter plusieurs inexactitudes. L’éditrice, Sylvie Mouchès, a également joué un rôle très important dans l’élaboration du texte final, qu’elle a lu et relu un nombre incalculable de fois. Plusieurs « trouvailles » lexicales ont été le fruit de nos échanges.
Quels ont été vos partis pris de traduction ?
Le mélange de tons fait la particularité de ce roman : le style très oral est sans cesse entrecoupé de passages à teneur hautement poétique et littéraire. S’il est essentiel de garder les ruptures de rythme, il m’a paru très important de conserver la fluidité du texte en français. Au Mexique, la langue espagnole, celle des colons, est particulièrement flexible ; les gens ont par exemple tendance à écrire sans ponctuation, à omettre points et majuscules même dans de très longs messages, ou à répéter dix fois le même terme dans une seule phrase. L’emploi des temps est également très hasardeux et le passage du passé au présent se fait de manière souvent erratique. La langue française étant beaucoup moins malléable, j’ai dû parfois faire le choix de mettre des points là où il n’y en avait pas, d’uniformiser l’emploi des temps, de supprimer quelques répétitions, tout en recherchant une oralité extrême.
Plusieurs points de langage posaient également question. Le roman est par exemple bourré d’insultes, certaines classiques, d’autres extravagantes, notamment lorsqu’elles sortent de la bouche du Boss. Plutôt que de les traduire littéralement, j’ai fait le choix d’inventer à mon tour en français des insultes tout aussi saugrenues : « l’orchidoclaste », « le microcéphale à deux balles », « pue-du-bec », etc.
Dans ce texte, la part de créativité de votre traduction saute aux yeux. Diriez-vous qu’elle est plus importante que dans d’autres traductions que vous avez pu faire, ou simplement plus visible ?
Je n’ai que peu d’éléments de comparaison puisque je n’ai jusqu’à présent traduit que deux romans, l’un depuis le russe, l’autre depuis l’espagnol (Mexique), mais il me semble que toute traduction, en tant que réécriture, fait appel à la créativité du traducteur. Pas toujours de la même façon ni dans les mêmes proportions, certes. Pour traduire le roman d’Aura Xilonen, il m’aura fallu tordre le cou aux mots, tour à tour les désosser ou les bichonner, jouer avec le lexique, dégotter des expressions désuètes. Traduire exige à la fois beaucoup d’humilité et une audace perpétuelle. Au début, je n’osais pas, j’avais peur de trahir l’auteure et ce n’est que petit à petit que j’ai réussi à prendre confiance, à m’imprégner de son style et à faire que sa langue devienne mienne. Au quotidien, au Mexique, je me suis presque mise à parler comme elle ! Le roman de Sergueï Chargounov ne présentait pas les mêmes difficultés lexicales, mais j’ai pourtant eu tout autant à me creuser les méninges. Le russe n’est pas une langue latine. Transposer la radicalité et la fulgurance de la langue russe, la flexibilité de la structure des phrases dans une langue beaucoup moins incisive et malléable comme le français, demande un constant effort d’imagination.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
La traduction n’est pas pour le moment mon activité principale puisque je prépare un doctorat de sociologie. Je n’ai pas de traduction en cours, mais je lis beaucoup et je commence à avoir quelques romans mexicains à proposer à des maisons d’édition à la rentrée ! En attendant, je me suis plongée dans une traduction d’un autre genre : la transcription musicale ! Je viens de co-réaliser un recueil de partitions de musique pour violon et de transcrire des dizaines de morceaux de son huasteco et de son calentano, une musique traditionnelle puissante et peu connue, faite de rythmes syncopés, de voix de fausset et de mélodies baroques. Le livre devrait sortir en septembre aux éditions Schott Music.
Propos recueillis par Santiago Artozqui