Dans Campo Santo, l’éblouissant recueil de « petites proses » que W. G. Sebald consacre à la Corse, nul ne s’étonnera de trouver, parmi les quatorze essais qui complètent le livre et rendent hommage aussi bien à Günter Grass, Peter Handke ou Jean Améry qu’à Kafka et Hanns Zischler, un texte sur l’un des artistes allemands les plus tourmentés de l’après-guerre, dont les écrits sont souvent lestés d’un grand poids idéologique sans que leur rigueur en pâtisse et sans que leur âpre beauté en soit altérée : Peter Weiss.
Peter Weiss, L’esthétique de la résistance. Trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz-Messmer. Klincksieck, 889 p., 29 €
Sebald rappelle d’une part qu’avant de se tourner vers la littérature Peter Weiss (1916-1982) avait été peintre, d’autre part que son œuvre, par bien des aspects, n’est pas sans évoquer celle d’Alexander Kluge. Et, ajouterons-nous, celle d’Harun Farocki, dont au moins deux films, Le Vietnam nous appartient et Images du monde et Inscription de la guerre, révèlent qu’il appartient aussi à ce que Sebald nomme « la confrérie des martyrs de la résistance ». Jean Baudrillard s’était, dans les années 1960, fait le passeur de Peter Weiss en France, traduisant son autobiographie, Point de fuite, et sa pièce de théâtre Marat-Sade. Une autre de ses pièces, Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs, ainsi que Chant du fantoche lusitanien, sur les rapports entre le Portugal et l’Angola, valurent à leur auteur la réputation d’être un dramaturge que ne rebutaient ni les pièces à thèse ni la dialectique marxiste. C’était ignorer la dimension profondément humaine de ces œuvres, car la manière dont Peter Weiss concevait sa « mission », celle qui consistait, comme dit l’un de ses personnages, à mettre fin à l’oppression, l’amenait à envisager toujours toutes choses sous l’angle de l’enquête et de la quête. La pièce sur le Vietnam, par exemple, s’accompagnait d’un essai surprenant, publié en 1968 et intitulé Notes sur la vie culturelle en République démocratique du Vietnam, où Peter Weiss mène des investigations dans un pays en pleine guerre pour ressusciter son passé légendaire et raconter l’histoire d’une résistance en interrogeant artistes et historiens qui, non seulement, dans ces années-là, combattaient pour l’indépendance de leur patrie les armes à la main, mais ferraillaient aussi avec la plume.
« Résistance » était le maître mot de Peter Weiss, dont la pièce L’instruction, autour des camps de la mort, est, selon Sebald, à rapprocher de l’Enfer de Dante : « Tout comme Dante, Weiss prit conscience en exil du sort auquel il avait échappé. C’est là la justification de l’obsession sadomasochiste, du ressassement, de la souffrance décrite sans relâche avec virtuosité, qui caractérisent l’œuvre littéraire de ces poètes que sépare presque un demi-millénaire et qui sont néanmoins si proches d’esprit. »
Dans Point de fuite (le titre allemand est : « L’adieu aux parents »), Peter Weiss se rappelle comment, durant son enfance, il oscillait sans cesse entre révolte et soumission dans ses relations avec son père, un homme rigide, taciturne, dont toute l’existence était placée sous le signe du travail, et avec sa mère, une actrice qui abandonna le théâtre pour se marier. Entre ce père, condamné à l’exil, allant de l’Angleterre à la Tchécoslovaquie et à la Suède, ce père qui traita un jour sa progéniture de « canaille de juif », comme Abraham maudissant ses fils, et cette mère neurasthénique et accaparante, il avait grandi dans le souvenir de la mort d’une sœur et de celle d’un camarade, Uli, dont le cadavre fut retrouvé en 1940 sur une plage danoise. Il avoue volontiers dans son autobiographie une passion pour la « littérature suspecte, lugubre, à double sens » – il avait dévoré d’innombrables histoires de courtisanes et de voyants, de vampires, de criminels ou de débauchés, et, quand il s’intéressait aux classiques, ne l’attiraient que les livres au titre macabre ou terrifiant : Les démons, Souvenirs de la maison des morts, Les élixirs du diable, etc. On ne sera pas déconcerté en apprenant que L’autre côté d’Alfred Kubin et Pan de Knut Hamsun faisaient ses délices pendant qu’à Stockholm il exerçait le métier de dessinateur de modèles. Avant d’écrire des textes qui allaient se révéler aussi comme de kafkaïennes tentatives d’évasion hors de la sphère paternelle, il avait vécu son exil dans une sorte d’indifférence, reconnaissant que sa révolte n’était pas dirigée « contre la bourgeoisie », mais contre les restrictions à sa liberté personnelle : « Je n’avais aucune idée de l’argumentation sociale, c’est dans l’art que je voyais les seules armes défensives ou offensives. Pour l’art, pas de frontières, pas de nations. »
En relisant Point de fuite, on s’aperçoit que bien des souvenirs (l’exaltation d’Uli devant la frise de Pergame, la mort de la poète Karin Boye, le goût immodéré pour les écrits de Kafka) qui y sont évoqués se retrouveront dans ce captivant livre-monstre, livre-somme qu’est L’esthétique de la résistance, publié entre 1975 et 1981. Dans « Le cœur mortifié », le texte qu’il consacre à Peter Weiss dans Campo Santo, Sebald souligne d’emblée que ses écrits sont conçus comme une visite chez les morts, une lutte contre un « art de l’oubli », une dénonciation de la destruction. L’esthétique de la résistance, cette « œuvre romanesque catastrophique », dit Sebald, où Peter Weiss accomplit un long et tenace « exercice paroxystique de la mémoire », s’ouvre sur une vision de la frise de l’autel rapportée de l’acropole de Pergame et reconstruite dans un musée berlinois : le narrateur, sans nom, sur le point de partir pour l’Espagne rejoindre les Brigades internationales, et Coppi, un ouvrier communiste, écoutent Heilmann leur raconter, en ce 22 septembre 1937, la légende d’Héraclès, qu’il n’est plus possible désormais, assure-t-il, d’imaginer ailleurs qu’aux côtés des hommes réduits en esclavage. Ces jeunes gens n’hésitent pas à proclamer : « Pour nous, étudier fut dès le début se révolter. » Fascinés par le « travail de sape » dont, d’après eux, l’art est capable, ils croient en sa « force de rénovation ». Il sera question plus loin de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, mais aussi de Durruti et du Paris des antifascistes, ou de la façon dont les dessins de Georg Grosz et d’Otto Dix, en détruisant ce qui maintient les individus dans l’avilissement, aident à mobiliser la rage et à trouver un élan nouveau qui balaie tout. Dans les mille pages de ce livre des insurrections, où l’on croise Münzenberg, le fameux militant communiste, mais aussi Brecht ou Trotsky (que Peter Weiss avait mis en scène dans Trotsky en exil, pièce où apparaissent au dernier acte Diego Rivera et André Breton), deux grandes figures toutefois dominent l’ensemble : Géricault (peignant Le radeau de la Méduse) et Kafka (décrivant avec précision, dans Le château, « tous ceux qui étaient restés sur le carreau, tellement détruits qu’ils ne percevaient même pas à quel point ils avaient été déformés »).
Une des lectures préférées de Peter Weiss dans sa jeunesse fut le roman de Dostoïevski, Humiliés et offensés. L’influence en est perceptible dans L’esthétique de la résistance, où il ne s’agit pas seulement d’aboutir à la transgression par le biais de l’art, mais de se tenir toujours dans le camp des réprouvés, des victimes, des outragés. Pour Sebald, Peter Weiss était un moraliste, et un moraliste des plus rigoureux. Peut-être l’était-il aussi parce qu’il savait, comme l’un de ses personnages, qu’« art et humanité signifient la même chose, car sans cette participation à la vie, à cette lutte constante contre le reniement de soi, sans ce besoin de replacer sans cesse une situation sous de nouveaux éclairages afin de la clarifier, on ne pourrait comprendre l’immense effet produit par l’art ». Il était à la recherche d’une certaine vitalité, d’une fantaisie sans limites, grâce auxquelles la littérature, la peinture, permettent d’échapper à « l’ordre établi qui nous étrangle ». L’esthétique de la résistance, de ce point de vue, est un hymne au dérèglement de tous les sens et un manifeste aussi bien contre l’amnésie que pour la liquidation des préjugés en art et pour l’internationalisme comme signe d’appartenance.