Le nez du traducteur

Qu’est-ce qu’un titre ? Et à qui s’adresse-t-il ? Comment se fait-il qu’un traducteur ne puisse y mettre son grain de sel sans soulever les passions ? Et l’évidence d’une traduction est-elle toujours un bon indice de sa pertinence ?

En 1990, j’ai publié au Seuil une traduction de l’ouvrage de Richard Rorty, intitulé en anglais Philosophy and the Mirror of Nature. À ma connaissance, mon travail a plutôt été apprécié, à un bémol près, qui s’est fait entendre immédiatement. Et depuis lors, c’est une critique qui m’est adressée si régulièrement, à travers le temps et les recensions, qu’on pourrait la croire fondée. Que reproche-t-on à cette traduction ? D’avoir changé de manière « inexplicable », « bizarre », etc., le titre de l’œuvre majeure de Rorty. Encore récemment, le sujet est revenu discrètement sur le tapis, à l’occasion de la réédition de ma traduction, dont il n’a pas été modifié une virgule, mais à laquelle ses nouveaux éditeurs ont (je cite) « restitué son titre original [1] ». Bienvenue donc à La philosophie et le miroir de la nature et adieu à L’homme spéculaire, titre « aussi élégant que trompeur [2] ». Soupir de soulagement.

Thierry Marchaisse le nez du traducteur titre

Richard Rorty

Reste juste une petite gêne aux entournures, comme un détail qui insiste. Car il est curieux tout de même que mon titre paraisse à ce point évidemment « trompeur », « bizarre », etc, que personne ne prenne jamais la peine de dire en quoi il l’est.

Je pourrais certes me contenter de « défendre mon titre » en évoquant les beaux jours que j’ai passés au Wissenschaftskolleg de Berlin, à travailler avec Rorty sur la mise au point de la traduction de son livre. Et en rappelant nos échanges à ce propos, puisque loin de poser le moindre problème à Rorty, mon Homme spéculaire lui plaisait au contraire beaucoup. Ce serait bien agréable de ressusciter nos discussions à ce propos. Mais ce serait aussi bien dommage, car cela reviendrait à enterrer sous les fleurs douteuses du souvenir quelques questions intéressantes, qui touchent à la fonction créatrice du traducteur, c’est-à-dire à son acte et à la part de création qui y entre nécessairement [3]. Qu’est-ce qu’un titre d’abord ? Et à qui s’adresse-t-il ? Comment se fait-il qu’un traducteur ne puisse y mettre son grain de sel sans soulever les passions ? Et l’évidence d’une traduction est-elle toujours un bon indice de sa pertinence ?

Essayons de reprendre les diverses questions en jeu dans cette querelle et de les articuler entre elles, en commençant par la plus simple.

Le grand écart

Pourquoi les traducteurs s’autorisent-ils si fréquemment à « changer » le titre des œuvres qu’ils traduisent ? D’abord, et tout simplement, parce qu’ils y sont obligés, parce que de nombreux titres sont impossibles à traduire, comme Pot-Bouille par exemple. Dans les cas de ce genre, il est donc clair qu’on a affaire à une situation de traduction limite ou paradoxale, mais après tout la logique de la créativité en connaît bien d’autres [4]. De fait, on ne peut même plus parler de « changement de titre », en l’occurrence, puisque les différences entre créer et traduire, auteur et traducteur, s’effacent alors nécessairement.

Il n’en va pas du tout ainsi dans le cas du livre de Rorty. Car La philosophie et le miroir de la nature est une traduction non seulement possible mais évidente du titre anglais original. Dans les cas de ce genre, la difficulté change de nature. Elle vient du fait que si le sens d’un titre est une chose importante à préserver, sa valeur en est une autre, tout aussi importante. Et par valeur d’un titre, il faut entendre sa force d’impact dans un système culturel donné, qui découle de ses effet potentiels dans la tête de ses lecteurs potentiels, qui découlent eux-mêmes de ses connotations, c’est-à-dire de ses racines historiques, des harmoniques qu’il éveille, des préjugés qu’il fait vaciller, etc.

Dès lors, on voit le problème « titrologique » qui peut se poser ici et qui se pose en effet très souvent, puisqu’il est rarement possible de préserver à la fois le sens et la valeur d’un titre. Ainsi, l’inconvénient de la traduction française évidente du titre original de Rorty est qu’elle détruit entièrement sa valeur comme titre. Parce qu’elle fait perdre, du même coup, toutes ses connotations, toute la cascade de références, aux jeux d’échos infinis, qui tournent en anglais autour de la relation homme-miroir, et qui remontent à Shakespeare, via Peirce, etc. Je n’en ferai évidemment pas la liste, mais il n’est pas difficile de donner au moins un petit échantillon de cet immense réseau connotatif, puisque Rorty lui-même s’est fait l’archéologue de son titre [5].

On perd d’abord, bien sûr, ses racines fondamentalement shakespeariennes. À commencer par le discours d’Isabella sur le singe et l’essence spéculaire de l’esprit humain dans Measure for Measure, II, ii, v : « Mais l’homme, l’homme orgueilleux… méconnaît le plus ce qu’il croit le mieux connaître, son être – frêle miroir [his glassy essence] – comme un singe en colère… [6] ». Ou encore la référence à Hamlet, II, 2 : « To hold as t’were the mirror up to nature ». On perd aussi ses harmoniques proprement philosophiques, ceux qui résonnent chez C. S. Peirce, notamment, qui est le premier à utiliser la formule « man’s glassy essence », « l’essence spéculaire de l’homme », ou encore chez Bacon, pour qui  l’esprit de l’homme « est une sorte de miroir enchanté », etc.

Or, de telles pertes de valeur ne sont nullement compensées par la préservation du sens d’un titre. Elles dévaluent même d’autant plus un titre que, comme le souligne Gérard Genette dans Seuils, « si le destinataire du texte est bien le lecteur, le destinataire du titre est le public », au sens le plus large du terme [7]. On comprend, dès lors, pourquoi les traducteurs sont si souvent conduits à changer le sens d’un titre, au grand dam des lecteurs du texte qu’il annonce, précisément pour en garder la valeur aux yeux du public. Dans le cas des romans, cette forme de traduction paradoxale est d’ailleurs assez bien tolérée. Que l’on songe, par exemple, à La reine des pommes pour The Five Cornered Square de Chester Himes, aux Sorcières de Salem pour The Crucible d’Arthur Miller, etc.

Dans le cas des essais, articles ou traités, en revanche, l’usage tolère beaucoup moins bien ce genre d’écarts spectaculaires entre sens et valeur. Cela tient au fait que le titre d’un ouvrage savant indique, d’ordinaire, son contenu et que les spécialistes concernés connaissent, ou sont censés connaître, les titres des textes originaux. Néanmoins, là encore, la nécessité de préserver la valeur d’un titre se fait souvent sentir, au détriment de son sens. À cet égard, L’homme spéculaire n’a rien d’exceptionnel comme titre, ni de particulièrement déviant. Il est exactement dans le même rapport de traduction au titre de Rorty que, par exemple, La logique des noms propres avec Naming and Necessity, de Saul Kripke. C’est un titre-cible, qui en rappelle d’autres (de L’homme machine à L’homme neuronal) et qui recode, dans une autre matrice culturelle, les éléments fondamentaux du titre-source : ici le miroir (speculum), la référence au sujet connaissant, et la philosophie, comme pensée « spéculative ».

Tu ne baptiseras point

On peut revenir, dès lors, à une des principales questions en jeu dans la sempiternelle querelle des titres qui oppose les traducteurs à leurs critiques. Pourquoi toute modification apportée à un titre soulève-t-elle immanquablement les passions ? D’abord, remarquons que parler de « passions » n’est pas exagéré en l’occurrence. Il n’est que de rappeler, par exemple, le tollé que Jacques Darras a suscité, lorsqu’il a publié sa traduction de Under the Volcano de Malcolm Lowry. Pourtant, il n’avait fait qu’en retoucher légèrement la traduction reçue, en proposant Sous le volcan au lieu de Au-dessous du volcan.

Il y a à cela une première raison assez simple, puisque le titre original d’un livre est, en règle générale, le seul élément que l’on retrouve dans sa traduction, au moins en page de copyright. À cet égard, le phénomène d’hypersensibilité aux titres et à leurs traductions s’explique donc facilement par le fait que la comparaison avec l’original est toujours facile elle aussi, et peut jeter le doute sur l’ensemble d’une traduction. Mais cela n’explique pas tout, en particulier cela n’explique par le caractère opiniâtre et souvent excessif d’un tel rejet.

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Pour éclairer ce petit mystère, enfonçons encore quelques portes obligeamment ouvertes aux titrologues par Genette. Il va de soi que le titre d’un livre est essentiellement son nom. Or, l’acte de nommer un livre, ou quoi que ce soit d’autre, enveloppe deux opérations inséparables mais bien distinctes [8]. La première correspond à un acte de baptême, donc à un acte créateur presque toujours motivé. La seconde, qui présuppose la première, correspond à un acte technique de pure identification, acte dont la réussite – savoir de quoi on parle – est totalement indépendante des motifs de la nomination initiale.

On voit peut-être mieux ainsi ce qui explique les réactions à ma traduction ou à celle de Darras. Car, en m’octroyant le droit de (re)baptiser l’ouvrage de Rorty, j’aurais, du même coup, usurpé en partie ses droits d’auteur et d’onomaturge. Quant à Jacques Darras, il n’aurait pas moins péché à sa manière, mais un peu différemment. Car en touchant (fût-ce minimalement) au titre déjà reçu en français du roman de Lowry, il s’est rendu coupable d’en renverser la fonction technique : dénoter le chef-d’œuvre de Lowry et accessoirement sa traduction.

Moralité

Si le moindre écart dans la traduction d’un titre peut passer pour une provocation, c’est qu’un tel acte dévoile un peu trop le nez du traducteur, comme créateur. Et on lui pardonne d’autant moins de remettre en cause la fiction de la transparence et de l’immédiateté des rapports auteur-lecteurs qu’il est censé en être le garant.


Thierry Marchaisse est docteur ès lettres, éditeur de la maison d’édition qu’il a fondée après vingt ans passés au Seuil, auteur et traducteur.
Une première version de cet article a paru dans le magazine L’âne, n°46, en juin 1991.
  1. Richard Rorty, La philosophie et le miroir de la nature, Seuil, 2017, traduction Thierry Marchaisse, nouvelle édition. Voir la quatrième de couverture.
  2. Avant-propos d’Olivier Tinland, op. cit., p. II.
  3. Voir Thierry Marchaisse, « La fonction traducteur », communication au 1er Congrès mondial de traductologie, à paraître dans la collection « Translatio » dirigée par Marc de Launay et Florence Lautel-Ribstein, Classiques Garnier.
  4. Voir Thierry Marchaisse, Le théorème de l’auteur: Logique de la créativité, Epel, 2016.
  5. Voir notamment Richard Rorty, op. cit., p. 55, note 10.
  6. Traduction de Michel Grivelet, Aubier, 1978.
  7. Gérard Genette, Seuils, Seuil p. 73.
  8. Ibid., pp. 76-77.
Retrouvez tous les articles de notre dossier consacré à la traduction en suivant ce lien.