De quoi la traduction automatique est-elle le nom ?

Depuis l’arrivée, à l’automne 2016, de nouveaux systèmes de traduction automatique dite « neuronale », basés sur des techniques issues de la recherche sur l’intelligence artificielle, la perspective de mettre l’automate au service du traducteur interroge. Mais cette « intelligence », comment l’a-t-on pensée ?

« Je pense que Sarkozy à lui seul ne saurait vous déprimer. Donc, ce qui vous déprime, c’est ce dont Sarkozy est le nom. Voilà de quoi nous retenir : la venue de ce dont Sarkozy est le nom, vous la ressentez comme un coup que cette chose vous porte, la chose probablement immonde dont le petit Sarkozy est le serviteur. » Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? Lignes, 2007

Qu’est-ce qui déprime les traducteurs ? Pour répondre à cette question hélas bien actuelle, la chronique linguistique « Johnson » publiée le 27 mai dernier dans l’hebdomadaire britannique The Economist identifie deux types de pressions : une pression matérielle liée à la concurrence internationale qui entraîne une baisse importante des tarifs, et une pression additionnelle issue de l’usage désormais généralisé de moteurs de traduction automatique toujours plus performants, susceptibles de réduire le travail du traducteur à un toilettage rapide de textes qu’il n’aura pas écrits. Mais la traduction automatique constitue-t-elle véritablement une quête technologique sans lien avec les pressions du premier type ?

Lorsque les chercheurs interrogent les traducteurs, ceux-ci évoquent volontiers les « frictions cognitives » liées à la segmentation excessive des textes [1] qu’occasionne le travail dans un environnement de traduction assistée par ordinateur (TAO). Pour mieux comprendre ce que cela signifie, deux types d’approches sont actuellement privilégiés. D’une part, les approches cognitives et ergonomiques, qui placent le traducteur au centre de leurs préoccupations. Elles cherchent à appréhender les conséquences des nouvelles pratiques affectant la traduction dite pragmatique (non littéraire) et à analyser tous les facteurs qui exercent une influence sur le travail, sur le bien-être et sur l’identité des traducteurs [2]. D’autre part, les approches ethnographiques, qui s’attachent à rendre compte de la perception et du vécu subjectif de ces derniers.

En substance, les chercheurs qui s’intéressent à ces questions nous apprennent que si l’usage désormais généralisé des mémoires de traduction (bases de données permettant de garder en mémoire des traductions déjà effectuées et de les convoquer à nouveau lorsque l’on rencontre des passages similaires) et l’intégration courante de la traduction automatique (TA) au poste de travail du traducteur permettent de travailler plus vite et de garantir la cohérence terminologique et phraséologique du texte traduit, les traducteurs perçoivent ces éléments comme autant de sources de frustration, car leur usage est presque toujours lié à des exigences de productivité accrues.

Ne faut-il pas s’étonner de ces résultats discordants ? Comment expliquer que dans un contexte où les progrès technologiques sont extrêmement rapides, la perspective de mettre l’automate au service du traducteur semble toujours aussi lointaine ? La question se pose avec une acuité particulière depuis l’arrivée, à l’automne 2016, de nouveaux systèmes de traduction automatique dite « neuronale », basés sur des techniques issues de la recherche sur l’intelligence artificielle.

Traduction automatique neuronale Caroline Rossi

Schéma d’une traduction assistée par ordinateur

En première approximation, on pourrait répondre en disant que les concepteurs de machines se soucient peu des traducteurs, et vice versa. Il existe en effet un écart considérable entre les travaux de recherche dont les nouvelles technologies de TA sont issues, et ceux qui s’attachent à décrire les usages et perceptions actuels. Il s’agit de deux types de discours portant sur la traduction, qui se développent indépendamment l’un de l’autre depuis des décennies. Dès la fin des années 1980, Antoine Berman distinguait d’ailleurs la traductique, définie comme « la théorie computationnelle des processus traductifs régissant l’ère technologique », de la traductologie qu’il appelait alors de ses vœux et qui caractériserait « la réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature d’expérience ».

Pour éclairer cet antagonisme, on peut utiliser une méthode à laquelle la linguistique cognitive a donné ses lettres de noblesse : l’étude des métaphores, non pas comme figures de style, mais comme éléments constitutifs d’une pensée et d’une culture [3]. Pour l’auteure de ces lignes, qui est traductologue, il s’agit de comprendre le discours de la recherche Google, que l’on pourrait rattacher au champ de la traductique. Que dit Google ? Dans un petit corpus de dix articles très récents, issus de la recherche Google sur la traduction automatique, les composés les plus fréquemment utilisés pour parler de traduction montrent qu’elle est avant tout comprise comme une tâche modélisable, prise en charge par un système (informatique) : translation system, translation task, translation model. Cette tâche est conçue comme un calcul qui donne des résultats, d’où les composés également fréquents : translation performance, translation probabilities, translation results. S’il surprend toujours le traducteur humain et le traductologue, pour qui la traduction représente bien autre chose qu’une tâche ponctuelle et est irréductible au calcul, le recours à ce premier ensemble de métaphores n’est pas neuf. Il définit plutôt la conception traditionnelle de la traduction automatique, puisque c’est avec les premiers calculateurs qu’est apparue l’idée d’automatiser la traduction, après la Seconde Guerre mondiale.

Un second ensemble de métaphores repérées dans notre petit corpus permet de cerner une conception beaucoup plus récente de la traduction automatique : celle qui est issue de travaux sur l’intelligence artificielle. La métaphore fondatrice est celle du cerveau-ordinateur, et les dernières modélisations utilisées l’ont renforcée, puisque l’on parle désormais de « réseaux de neurones » pour décrire l’architecture des systèmes. Plus saisissant encore : alors que les systèmes de TA statistique étaient entraînés sur de grands corpus de textes traduits, les systèmes de TA dits « neuronaux » sont le produit d’un apprentissage qui, pour rendre compte des modélisations en réseau à plusieurs niveaux, est même qualifié de « profond ». On le voit, la métaphore se déploie pour accompagner les progrès de la discipline, suggérant que l’on se rapproche toujours plus du fonctionnement du cerveau humain, peut-être même de la pensée humaine à laquelle on attribue le plus souvent la caractéristique d’être profonde, ou superficielle. Est-ce donc le cerveau du traducteur qui se trouve mis à nu ? Même si les publications de Google ne promettent rien de tout cela (et le traducteur n’est pas mentionné une seule fois dans notre corpus), le réseau métaphorique le suggère inévitablement. Enfin, le dernier composé le plus fréquemment utilisé dans les articles que nous avons rassemblés concerne la toute dernière innovation de Google : la traduction sans apprentissage, appelée « zero-shot translation ». Les progrès des modèles d’apprentissage profond se mesurent en effet à leur capacité de travailler à partir d’un seul stimulus (one-shot) [4]. La traduction sans apprentissage représente la toute dernière prouesse technologique, qui consiste à produire une sortie de traduction automatique dans une langue à laquelle le système n’a jamais été exposé. Cette fois, c’est la métaphore du jeu qui est utilisée, cette activité essentielle au développement de l’enfant dès son plus jeune âge, mais aussi à la socialisation, tout au long de la vie. Le jeu, au cours duquel on peut réussir à un tir gagnant sans entrainement (« Shot ! »), à condition d’avoir tenté sa chance (« I’ll give it a shot ! »). Ces machines qui tentent leur chance au jeu de la traduction, et dont on nous dit qu’elles y parviennent plutôt bien, sont à n’en pas douter conçues comme des automates dont l’ « intelligence » rivalisera peut-être un jour avec celle de l’homme. On est bien loin de l’outil que la main du traducteur pourrait façonner [5] : ce que promeut Google, c’est bien une machine à traduire, un mécanisme qui ne laisse plus à l’homme la liberté du jeu.

Ces nouvelles machines à traduire ne suffisent probablement pas à déprimer les traducteurs, mais l’automatisation qu’elles annoncent n’est pas sans rappeler le passage de la manufacture préindustrielle à ce que Marx appelait la « Machinerie » industrielle. Au seuil d’un chapitre consacré à ces développements, Marx cite les Principes d’économie politique de John Stuart Mill : « On peut se demander si toutes les inventions mécaniques faites jusqu’ à ce jour ont allégé le labeur quotidien d’un quelconque être humain [6]. » Il y a malheureusement fort à parier que, dans le contexte actuel, les progrès de la traduction automatique ne seront pas de nature à abréger les journées de travail du traducteur.


Caroline Rossi est Maître de Conférences à l’Université Grenoble Alpes et éditrice en chef de la revue de l’Association française de linguistique cognitive.
  1. En général, il faut travailler phrase par phrase, parfois sur des segments encore plus courts, et si le texte est long on perd la vue d’ensemble : tout ceci est très bien expliqué dans les publications récentes de Sharon O’Brien (Dublin City University), ou de Maureen Ehrensberger-Dow (Zurich University of Applied Sciences)
  2. Ce sont les termes d’Élisabeth Lavault-Olléon, qui a promu l’approche ergonomique dès 2010 à l’université Grenoble Alpes.
  3. Les premiers travaux sont ceux d’un linguiste et d’un philosophe américains, et l’ouvrage est traduit en français : Lakoff, George & Johnson, Mark. 1985. Les métaphores dans la vie quotidienne, traduction de M. de Fornel en collaboration avec J.-J. Lecercle. Minuit.
  4. « One-shot generalization » est le terme qui décrit en anglais cette aptitude à générer un ensemble d’éléments similaires à partir d’un seul élément, qu’il s’agisse de portions de textes ou d’images par exemple.
  5. Notre corpus d’articles Google ne contient aucune mention d’outils de traduction ou d’aide à la traduction.
  6. Karl Marx. Le Capital, Livre I. Le procès de production du capital, p. 416. Traduction établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, publiée en 1993 aux PUF.
Pour aller plus loin
Antoine Berman. 1989. « La traduction et ses discours », Meta : journal des traducteurs/Meta: Translators’ Journal, 34 (4), pp. 672-679.
Nicolas Froeliger. 2013. Les noces de l’analogique et du numérique : De la traduction pragmatique, Les Belles Lettres.
Elisabeth Lavault-Olléon. 2016. « Traducteurs à l’œuvre : une perspective ergonomique en traductologie appliquée », ILCEA.
Matthieu LeBlanc. 2017. « « I can’t get no satisfaction »: an ethnographic account of translators’ experiences of translation memory and shifting business practices ». In Kenny, D. (ed.), Human Issues in Translation Technology, Routledge.
Retrouvez tous les articles de notre dossier consacré à la traduction en suivant ce lien.