L’ordinaire et l’extraordinaire de la course

En France, il y aurait aujourd’hui plus de 16,5 millions de coureurs occasionnels ou réguliers, dont 47 % de femmes, qui participent ou non chaque année à une ou plusieurs des 6 000 courses de toutes sortes qu’on y organise. Le nombre « réel » de coureurs semble toutefois difficile à établir, mais si le chiffre avancé ne peut être tenu pour sûr, dit Martine Segalen dans Les enfants d’Achille et de Nike : Éloge de la course à pied ordinaire, ce qui peut l’être c’est que l’engouement pour le running, le jogging, le cross, le trail, etc. – suivant les dénominations modernes changeantes de cette pratique et les aspects variés qu’elle prend –  est devenu une caractéristique de notre mode de vie occidental contemporain. Ce livre, réédition d’une première version parue en 1995, s’attache à effectuer une analyse ethnosociologique du phénomène.


Martine Segalen, Les enfants d’Achille et de Nike : Éloge de la course à pied ordinaire. Métailié, 278 p., 19 €


Dans les années 1970, ils n’étaient que 7 500 Français à courir dans un nombre bien sûr infiniment moindre de manifestations, ou bien à s’élancer seuls sur sentiers, pistes, bitume, etc. Pour l’amateur, il suffisait, en gros, de posséder une bonne paire de chaussures de sport et de vouloir découvrir les peines et plaisirs de la foulée. Quant à ceux qui avaient une vision plus compétitive, ils s’inscrivaient auprès des fédérations d’athlétisme, lesquelles organisaient des manifestations sportives, destinées à faire émerger les futures élites coureuses, et donc peu accueillantes aux simples amateurs. Ces derniers, d’une mentalité différente, trouvaient à cette époque leur « philosophie » exprimée par un journal aujourd’hui disparu, Spiridon, qui, de 1972 à 1989, s’appliqua à démocratiser la course à pied, montrant qu’elle n’était réservée ni à la jeunesse, ni aux stades, ni aux personnes de sexe masculin. Rappelons, sur ce dernier point, un exemple du machisme (sportif) ordinaire : lors du marathon de Boston de 1967, créé soixante-dix ans plus tôt, la seule femme, qui, pour ne pas être « repérée », s’était inscrite sous son nom de famille et les seules initiales de ses prénoms, faillit être éjectée physiquement en pleine course par l’organisateur qui avait bondi sur elle et lui hurlait : « Get the hell out of my race ! » (« Dégage de ma course ! »). La scène photographiée fit la une des journaux.

Si, aux États-Unis, K. C. Switzer (nom de la jeune marathonienne du « Boston 1967 ») est un symbole de libération dans le domaine de la course, en France, selon Martine Segalen, c’est le fameux magazine Spiridon qui a joué ce rôle en permettant d’attirer hors du stade des milliers puis des millions d’adeptes ou en accompagnant les tendances émancipatrices du mouvement. Celui-ci, hélas ! s’est trouvé peu à peu capté par le commerce et l’industrie qui, trop désireux de l’équiper, le vêtir, le sponsoriser, lui fournir information et publicité en vue de vastes profits, sont parvenus à le dénaturer. Municipalités, entreprises, groupes de presse, organisations caritatives se sont les uns après les autres lancés dans l’organisation de courses. Et, de manière d’abord sournoise puis tapageuse, l’argent a dévoyé cette activité « naturelle ».  Devant cela, « philosophes ou écœurés », confie Martine Segalen, « les prosélytes des premiers temps se sont retirés du champ ». Il reste que parviennent à perdurer quelques espaces de liberté, et que, par certains de ses aspects, l’activité elle-même échappe parfois aux rets jetés sur elle par la marchandisation.

 

Martine Segalen, Les enfants d’Achille et de Nike : Éloge de la course à pied ordinaire

© Ron Merk

En même temps que ces constatations socio-historiques concernant l’Occident, Martine Segalen rappelle que toutes les sociétés courent, des Bororos d’Amazonie aux Éthiopiens des collines ou, sans doute les plus fameux, popularisés par le récent Born to Run (2012) de « l’ultra trailer » Christopher McDougall, aux Tarahumaras de la Sierra Madre dont la capacité à parcourir d’extraordinairement longues distances aux dénivelés vertigineux a toujours plongé experts scientifiques ou sportifs dans la perplexité. Sans Nike, New Balance ou autres prodiges de technologie chaussante, sans théorie sur l’attaque au sol (le talon, la pointe ou le plat du pied ?), ils franchissent en sandales abîmes et pics, vierges de toute blessure.

Les raisons ethnologiques qu’ont ces groupes de courir varient grandement et sont liées à des rituels, à des réalités agonistiques entre tribus ou à d’autres motifs. Quant aux raisons sociologiques de courir dans les pays occidentaux modernes, Martine Segalen suggère qu’elles sont peut-être à trouver dans le fait que la course est le symbole d’une époque hyper-individualisée, fonctionnant à l’accélération permanente, accro à la performance ; mais elle souligne, en grande amatrice de la discipline, que les déterminations personnelles les excèdent et que la diversité de la pratique les déjoue. À l’aise dans sa foulée sociologique, elle concentre l’essentiel de son étude à différentes courses « historiques » comme à d’autres qui ne le sont pas.  Elle y discerne le mélange (ou non) d’exploit et de jeu, de compétition et de sociabilité.

C’est vrai (et ce sont là mes exemples et non les siens) qu’il n’y a rien de commun entre le marathon de New York et la Ch’ti Délire du Nord de la France – cette dernière se faisant en partie dans la boue et parfois sous un déguisement. Que le mot « course » semble ne pas pouvoir désigner à la fois l’Ultra Trail du mont Blanc (170 km sans étape, dénivelé positif de 10 000 m, à courir en moins de 47 heures) et les « courses en talons aiguilles » (celle du site de vente de chaussures sur internet, Sarenza, était un relais couru sur des talons de 8 cm pour lequel l’équipe victorieuse remportait 3 000 euros de souliers, avant que l’entreprise, quelques années plus tard, ne décide dans un accès de conscience morale que les profits de la course seraient reversés au Téléthon). Eh oui, c’est bien dans ce monde-là, odieux, bizarre ou plaisant, que nous vivons et courons.

Mais au fait, quelles sont les raisons personnelles de courir, si tant est qu’elles puissent être séparées du contexte social ? Martine Segalen apporte les siennes, qui recoupent en partie celles d’autres amoureux de l’activité coureuse. Mais, là aussi, ajoutons que les motivations et les sensations sont différentes selon qu’on pratique en compétition, en groupe ou seul, dans tel lieu, à telle heure… La dépense physique (rencontre de la douleur et du plaisir), l’abrasion de la capacité de pensée immédiate que procurent l’effort et la répétition du geste, s’insèrent dans un contexte dont l’individu peut plus ou moins se débarrasser (celui de la concurrence, celui de la rencontre sociale ou au contraire de la solitude…).

Martine Segalen, Les enfants d’Achille et de Nike : Éloge de la course à pied ordinaire

© Emanuel Leanza

De fait, si l’on choisit de faire un petit détour hors du livre de Martine Segalen, on peut en apprendre beaucoup sur certains aspects psychologiques dans l’Autoportrait du romancier en coureur de fond (2009) d’Haruki Murakami, tout comme dans « La solitude du coureur de Fond » d’Alan Sillitoe (la nouvelle de 1959 à fort contenu politique contestataire, plus connue grâce au film de Tony Richardson). Et pour se mettre quelque petit plomb philosophique dans la cervelle, Courir : Méditations physiques (2012) de Guillaume Le Blanc, marathonien et professeur d’université, pourrait bien « énergiser » nos derniers kilomètres avec son inspiration spinoziste et marxienne et relativiser s’il le fallait encore les célèbres propos férocement drôles de Baudrillard sur la course dans Amérique : « le marathon est une forme de suicide démonstratif, de suicide publicitaire ; c’est courir pour montrer qu’on est capable d’aller au bout de soi-même, pour faire la preuve… la preuve de quoi ? qu’on est capable d’arriver ».

Quant à la vision proprement poétique de la course, tiens, se dira-t-on en refermant le livre de Martine Segalen, elle semble ne pas exister puisque aucun grand texte ne vient spontanément à l’esprit. Alors, on peut choisir de se réciter « The Run » de Ron Padgett, en le considérant comme un poème sur le déplacement rapide du corps dans l’espace (ce qu’il n’est pas), parce qu’il s’ouvre sur ces vers évoquant cette sensation merveilleuse familière au coureur : « Je traverse / des milliards de molécules / qui s’écartent / pour me laisser passer / tandis que de chaque côté / d’autres milliards de molécules / restent là où elles sont. » (« I go through / millions of molecules / that move aside / to make way for me / while on both sides / millions more / stay where they are. »)

Courir, serait-ce donc aussi faire l’expérience de la compagnie obligeante des molécules ?

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