Le traducteur traduit

C’est l’évidence, le traducteur traduit, c’est sa fonction, son plaisir, sa passion, son triste lot de traducteur, etc. Tout cela ensemble. Alors pourquoi user du pléonasme pour marquer le constat ? Qu’est-ce que cela induit, qu’est-ce que cela « traduit » ? S’agit-il de montrer que la traduction est elle-même redondance ? Qu’un traducteur est quelqu’un qui duplique, qui double et dédouble ? De la duplication à la duplicité, on sent qu’il n’y a pas loin. Dire : « le traducteur traduit », c’est user du redoublement pour dire l’équivoque simplicité de l’acte de traduire.

En quoi l’on a bien raison. Étant les maîtres de l’énonciation au moment où nous écrivons « le traducteur traduit », et pour peu que nous mettions quelque talent à garder masqué notre propos, nous pourrions d’ailleurs faire preuve de duplicité infinie devant vous, lecteur. Nous pourrions aller jusqu’à édifier, avec votre complicité, une théorie de la traduction reposant sur le double, la copie, le deux, que sais-je encore. À l’issue de quoi vous n’auriez certainement rien appris. Sinon qu’il y a toujours de la trahison dans les relations humaines et que la traduction, précisément, est le lieu par excellence de la trahison. Son laboratoire même, e tutti quanti.

Assez joué, démasquons-nous ! Le maître du sens que nous prétendions être et qui jouait avec votre bienveillance, qu’il s’avance maintenant à nu ! L’ambiguïté de la langue, française en l’occurrence, nous a permis de nous dissimuler. Pour qui se place en position d’énonciateur, les mots constituent en effet un espace de jeu illimité. Les homo- ou dys-sémies ou phonies permettent toutes les formes de puérilité possibles ou imaginables. Quand j’énonçais, par exemple, « le traducteur traduit », je voulais tout aussi bien signifier le verbe « traduire » à la troisième personne du singulier du présent que le participe passé du même verbe. Il peut arriver que le traducteur qui traduit soit son tour traduit, en effet. Qu’il passe de sa position verbale active à la passive.

C’est en particulier ce qui se produit lorsque le traducteur « traduit » est lui-même – nouveau masque – poète. Voici qu’il s’expose alors à être démasqué par son propre traducteur. Il devra assister, passivement, à la mise à nu, par la traduction, de son propre texte. L’opération risque in fine de le renvoyer comparativement à la nudité (la nullité ?) de son texte original.

Le traducteur traduit

Jacques Darras

Tombant le masque de l’énonciateur anonyme et prêt à prendre l’exemple de ma propre personne, j’entre ici dans l’arène. Il y a quelques années, je consacrai une séquence de poèmes à la mer. La régularité d’expiration des vagues se fracassant sur le sable m’inspire depuis toujours. J’y vois une étonnante proximité d’image entre les ondes plissant la surface de l’eau et les vers déferlant sur la plage du poème telle une succession de vagues. Amené à faire un choix entre tous les poèmes que m’avait inspirés mon sujet, je finis par en écarter une bonne moitié. Dont l’un traitant ironiquement de l’oiseau des plages par excellence, la mouette. Le voici.

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est qu’elles sont les mouettes

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles font la garde de la mer en notre                                                                                                                                   absence

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles se conforment à leur plan de vol

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles sont des chiens avec des ailes

ce qu’il y a de bien c’est que leur caninité ne s’impose pas, les voyant

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles ne cessent jamais d’être elles-mêmes

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est leur mouettitude

ce qu’il y a de bien à leur mouettitude c’est la surveillance de la mer

ce qu’il y a de bien aux mouettes c’est leur surveillance policière

ce qu’il y a de bien aux mouettes c’est leur communauté policière

ce qu’il y a de bien c’est leurs piailleries leur sifflet leur aboiement

ce qu’il y a de bien c’est une mouette sur chaque balcon le matin

ce qu’il y a de bien c’est qu’elles ont la domesticité canine extérieure

ce qu’il y a de bien aux mouettes c’est leur peu de coût d’entretien

ce qu’il y a de bien leur diète d’épluchures de miettes de pain

ce qu’il y a de bien aux mouettes les miettes qu’elles happent au vol

ce qu’il y a de bien aux mouettes la vigilance canine des miettes

ce qu’il y a de bien aux mouettes qu’elles soient miettes-mouettes

ce qu’il y a de bien qu’elles soient l’émiettement du pain bleu du ciel

ce qu’il y a de vraiment très bien oui qu’elles soient la police                                                                                                                              poétique

ce qu’il y a de mieux encore qu’elles soient police poétique                                                                                                                                             spontanée

ce qu’il y a de bien qu’elles endossent le bleu de travail poétique

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est cela leur édilité naturelle

ce qu’il y a de bien c’est leur air de vacance administrative constante

ce qu’il y a de bien avec elles c’est leur fonctionnariat de villégiature

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est qu’elles ne le sont pas

ce qu’il y a de bien avec les mouettes c’est qu’elles font les mouettes

ce qu’il y a de bien c’est qu’il ne soit pas nécessaire de les inventer

Je jugeai donc ce poème inapte à entrer dans la séquence choisie. Ne me convenait sans doute pas son ton ironique, grinçant même. J’avais par ailleurs retenu deux autres poèmes plus sensibles (plus poétiques ?) sur le courlis, oiseau mythique dont le chant me transporte, et un autre sur la sterne, infatigable et frêle dévoreuse de kilomètres d’un bout à l’autre de la Terre. Trop familières et pour tout dire trop urbaines, les mouettes, que l’anglais qualifie de scavenger, se virent donc refuser droit de cité.

Les récupéra quelques mois plus tard mon ami Richard Sieburth. À la suite de quelle opération ? Je suis incapable de me le rappeler. Tout ce que je puis certifier, c’est que Richard n’aura pas fouillé dans ma corbeille à papier pour en déplier les ailes chiffonnées d’un papier-mouette jeté là par dépit. Sans doute lui avais-je moi-même confié quelques-uns de mes textes promis à la déchetterie. Quelques mois passant, je voyageai jusqu’à son repaire à lui sur les plages de Sandy Hook, New Jersey, où les mouettes ont l’aspect de puissants goélands gris grands consommateurs de crabes qu’ils extraient d’une eau grise, Manhattan se profilant dans le lointain.

Richard est un érudit d’origine allemande éduqué à Concord, puis en Suisse puis en Angleterre et finalement à Harvard. Sa « fluence » dans les langues allemande et française est proprement stupéfiante. Ayant longtemps enseigné la littérature française à New York University (NYU), il a publié de nombreux articles savants dans de multiples revues, dont le Times Literary Supplement ; publié les Cantos d’Ezra Pound dans des éditions qui font date ; traduit les poètes de la Renaissance Maurice Scève ou Louise Labé ; il travaille à présent sur le Pauvre Belgique de Baudelaire qu’il traduit.

Le traducteur traduit

Richard Sieburth

À Sandy Hook, au sud de Newark, mon ami veille très tard sur le balcon de sa maison qu’il a fait surélever d’un étage après le passage de l’ouragan Sandy en 2012. C’est donc là que sont venues se percher mes mouettes, mes miettes de poèmes, avec lesquelles il a dialogué dans toutes les langues qu’il connaît, y compris sans doute le dialecte de l’anglais aviaire. Voici comment il les a apprivoisées :

what’s cool about seagulls is that they are seagulls

what’s cool is that they patrol the sea in our absence

what’s cool is that they absolutely follow their flight paths

what’s cool is that they are dogs fitted out with wings

what’s cool is that looking at them we don’t realize that they are                                                                                                             dogs

what’s cool is that they never cease being themselves

what’s cool about gulls is their seagullishness

what’s cool about their seagullishness is that they oversee the sea

what’s cool about seagulls is their police force

what’s cool is their sirens their whistles their barking

what’s cool is a seagull on every balcony every morning

what’s cool is that they are pet dogs on the loose

what’s cool about seagulls is that their upkeep costs virtually                                                                                                                 nothing

what’s cool is that they live off peels and bread crumbs

crumbs that they scarf up on the fly like dogs on the sly

what’s cool about seagulls is that they are like crumbs

of the blue bread of the sky what’s truly cool

is that they are the policemen of poetry even more cool

that they so spontaneously exercise their policing of poetry

what’s cool is that they are the thin blue line of poetry

that they are the born graduates of the police academy

what’s cool is that they all resemble off-duty cops

what’s cool is that they seem to be on paid vacation

what’s cool about seagulls is that they act as if they were seagulls

what’s cool about seagulls is that you don’t even have to invent                                                                                                                          them

Bravo Richard ! Qu’on me permette de me dédoubler, de me dédouaner de mon propre poème pour le féliciter du sien. J’ai bien dit : du sien. Tout poète est un traducteur en puissance. L’inverse n’est pas toujours vrai. Dans le cas de Richard Sieburth, si ! Pourquoi son poème, ou si l’on préfère mon poème dans sa version à lui, est-il meilleur que le mien ? Par son sens de l’inégalité absolue des deux langues. C’est dans l’exacte disparité de l’entre-deux que traduit le traducteur.

Ainsi, « mouette » en français attire « miette », presque nécessairement. Pour qui a déjà émietté du pain depuis le balcon d’un immeuble maritime, cela tombe sous le sens. L’avantage de la « mouette » anglaise sur la française tient cependant à l’ampleur de son envergure lexicale. « Gull », en anglais, est double, est duplice. Certes, « gull » signifie « mouette », mais également l’homme crédule, voire niais. Rien de tel avec l’oiseau de notre rive, qui sous aucun prétexte ne trahirait ni ne renierait sa rigidité de prédateur. Trop fière la « mouette » !

Il y a une ductilité propre à la langue anglaise, non moins évidente dans la façon dont l’apostrophe de « what’s » crée un appel d’air où s’engouffre et monte l’oiseau. L’apostrophe est ici comme une miette de pain de ciel. Sans compter l’usage de « cool » qui offre au poème une touche pop. Comme les plages également populaires sur chaque rive de la Manche, Brighton ou Fort-Mahon. De sorte que, traversant le Channel, mon poème a l’air de s’encanailler. Qu’il irait facilement se percher, se dit-on, sur les portées musicales d’un groupe pop (songster).

Disant cela, je crois humblement reconnaître devant vous, fût-ce à mon désavantage, ce qui peut constituer le gain d’une traduction sur un original. Je ne crois pas avoir totalement démérité dans mon poème, en essayant d’ironiser sur notre trop grande tendance au concept par ma « mouettitude ». Pour la dévaluation, un « ish » suffit en anglais. « Gullish » ramène l’oiseau idéal à ses épluchures. Difficile de concevoir un Mallarmé anglais dans un tel contexte, bien qu’il se soit escrimé à classifier « les mots anglais ».

J’insiste donc : un poème appelle urbi et orbi sa traduction. C’est une loi cardinale. Un poème ne se conçoit jamais sans son ou ses doubles. Qu’il suggère, qu’il suscite. J’irai même jusqu’à dire qu’un poème appelle son double en inégalité. Lui (poème) dit : nous sommes nés pour nous traduire les uns les autres car nous sommes frères égaux d’inégalité. Direct et complexe est chaque fois l’appel, il y a partout des Manche à mesurer et à franchir. Comme l’amour ou l’amitié, la poésie est, en ce sens, une élection mutuelle. Traduire, un acte poétique amoureux. Nous sommes tous traducteurs d’amour. À ce titre, je ne connais pas de transitivité plus forte que la traduction écrite du poème. Le poète accepte crânement de se perdre en l’autre jusqu’à être défiguré.


Jacques Darras a récemment publié L’indiscipline de l’eau (Poésie/Gallimard, 2016) et Réconcilier la ville (Arfuyen, 2017). Il a traduit entre autres Walt Whitman (Poésie/Gallimard 2002 ; Grasset, 2009), William Blake (Poésie/Gallimard, 2013), Samuel Taylor Coleridge (Poésie/Gallimard, 2007), Malcolm Lowry (Sous le volcan, Grasset, 1987 ; 2009). Il a reçu le Grand Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
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