« Goethe ne sera nôtre, ne pourra être nôtre, n’exercera son action bienfaisante que lorsque, dans un format commode, pour une somme modique, nous aurons de Faust autre chose qu’un livret d’opéra caricatural, que nous lirons poésies, maximes, lettres, drames et romans, tout comme nous lisons les œuvres de Montaigne et de Hugo. L’engrenage spirituel des deux nations ne fonctionnera pas sans heurt tant que toutes les classes avides de lecture ne disposeront pas d’un tel instrument. C’est aux éditeurs qu’il appartient de naturaliser Goethe. Nous serons alors un peu plus près de la paix du monde. Un peu plus près… Un peu plus prêts intérieurement », écrivait Christian Sénéchal dans un article intitulé « Quelques lettres sur Goethe », publié, en 1932, dans un numéro spécial d’Europe consacré à Goethe à l’occasion du centenaire de sa mort.
Naturaliser Goethe ! Il ne s’agit donc plus seulement de ranger ses œuvres traduites au rayon « littérature étrangère » de nos bibliothèques, mais de leur accorder une place parmi les nôtres. En écrivant ce texte, en 1932, Christian Sénéchal, lui-même auteur et traducteur de renom en ces temps d’entre-deux-guerres, assigne à l’éditeur d’une traduction une véritable mission culturelle, sociale et politique. En généralisant sa réflexion, traduire consisterait donc à acclimater une œuvre étrangère, à la franciser au point qu’elle fasse jeu égal avec nos œuvres nationales, et à permettre ainsi aux deux nations concernées de s’arrimer, de « s’engrener » l’une à l’autre, pour que tourne sans heurt la mécanique qui les unit.
Le traducteur est alors l’indispensable relais d’une internationale de l’esprit, un ultime rempart aux fauteurs de guerre, et la traduction un excellent remède pour aplanir les conflits dus à l’incompréhension, elle-même nourrie de la multiplicité des langues (vieux mythe de la tour de Babel et de la punition qui s’ensuivit !). La paix du monde : quel plus bel objectif assigner au traducteur ? Un peu trop lourd pour ses épaules, peut-être ? En écrivant ce texte en 1932, Christian Sénéchal voulait-il conjurer les menaces qui, justement, s’accumulaient sur l’Europe ? On sait comment tout cela a fini…
En reconstruisant le monde après 1945, on a mis l’accent sur la collaboration économique entre les peuples, pensant que le partage de la prospérité apaiserait les jalousies et les haines. Mais on a aussi pensé aux échanges culturels, aux voyages scolaires, aux séjours linguistiques, aux équivalences de diplômes… bref, à l’apprentissage par les uns de la langue des autres. Idéalement, le traducteur s’effacerait devant le polyglotte ! Mais, comme une vie humaine ne saurait suffire à apprendre toutes les langues de la terre, même si leur nombre s’amenuise, il reste de beaux jours pour les traducteurs.
Naturaliser Goethe, donc. Et beaucoup d’autres. Mais si l’homme a vocation à prendre place dans notre panthéon national, c’est à travers la version française de son œuvre. Accueillir un auteur étranger, c’est accueillir des textes conçus et écrits dans une autre langue, sans les modifier, sans les travestir en quoi que ce soit : quel degré d’étrangeté le français est-il alors prêt à tolérer ? À vouloir trop lisser les aspérités dues au passage d’une langue à l’autre, le traducteur, même compétent, risque de prendre le pas sur l’auteur, au point de brouiller la véritable paternité du texte. On sait depuis toujours qu’une traduction frise la trahison, et que, pour éviter tout quiproquo, il faut être sûr que le lecteur a sous les yeux ce qu’a écrit l’auteur, malgré le changement de langue. Cette exigence s’est imposée au fil des années, et l’approximation qu’on constate parfois dans les traductions anciennes n’est plus de mise aujourd’hui.
Les auteurs meurent, les œuvres restent, les traducteurs passent. Et les lecteurs évoluent, leur regard sur le livre change, comme change la perception d’un tableau ou d’une pièce de théâtre, ou l’écoute d’une symphonie. Une fois publiée, l’œuvre prend un caractère intemporel, elle traverse les siècles pour nous toucher encore aujourd’hui, pour peu que la postérité l’en juge digne. Mais dans le cas d’une traduction, la langue qui accueille le texte original, elle, se transforme. S’il est clair que le traducteur n’est pas l’auteur, son travail n’est donc pas sans rappeler celui du chef d’orchestre ou du metteur en scène, qui, en tant que médiateurs, proposent l’interprétation d’une œuvre où se mêlent à la fois leur subjectivité propre et leur ancrage dans leur temps. Une traduction n’est donc pas là une fois pour toutes. Le temps passe, le français change : si nous en sommes au point où même la langue du XIXe siècle ne va plus de soi pour un jeune Français d’aujourd’hui, il faut admettre qu’une traduction « vieillit », et que dans l’intérêt du texte il faut la revoir ou la refaire périodiquement.
Mais, aussi, plusieurs traductions d’un même texte peuvent offrir le même intérêt que plusieurs interprétations d’une symphonie ou d’un lied de Schubert. Et le lecteur, comme l’amateur de musique, reste libre de ses préférences. Songeons par exemple aux différents traducteurs de Kafka: Alexandre Vialatte, qui eut l’immense mérite d’être le premier, Marthe Robert, Georges-Arthur Goldschmidt, Bernard Lortholary – et d’autres sans doute, que j’oublie. Dire qui a fait le meilleur travail n’a guère de sens, car chaque traduction doit être comprise par rapport à son temps, par rapport à la sensibilité du traducteur, sans oublier celle du lecteur qui entre en résonance avec cette dernière. Seul celui qui connaît l’allemand prendra plaisir à confronter les diverses traductions au texte original – mais ce n’est justement pas ce qu’on attend du lecteur si l’on admet que Kafka, tout comme le Goethe de Christian Sénéchal, est devenu français par le fait même qu’on l’a traduit.
La traduction est donc à la fois un art et un métier. Fini le temps où l’on pouvait se contenter d’approximations, voire de « sauter » des passages difficiles pour ne pas alourdir le texte français. Le traducteur ne peut plus esquiver les nombreux défis, toujours les mêmes, comme celui des mots ou expressions dits « intraduisibles » dont chaque langue fournit de nombreux exemples, et qu’il lui faut pourtant traduire. Le texte bilingue, notamment pour la poésie, offre un intérêt évident, mais ne s’adresse qu’à ceux qui connaissent les deux langues. La note de bas de page, justifiée dans le cas d’une publication à caractère scientifique, est moins à sa place dans une traduction destinée au grand public. Elle signale, au mieux, un scrupule excessif du traducteur, au pire sa capitulation en rase campagne.
On s’étonne à juste titre de découvrir aujourd’hui encore des fautes ou des maladresses de traduction, qui tirent parfois le texte jusqu’aux limites du contresens – ou du ridicule. On admire inversement la dextérité des meilleurs traducteurs pour restituer dans la langue d’accueil de manière satisfaisante, voire parfaite, ce que l’auteur a écrit dans sa langue maternelle. Dans un cas comme dans l’autre, valider ou critiquer une traduction ne peut se concevoir sans l’intervention des éditeurs qui, comme l’indiquait Christian Sénéchal, ont la responsabilité de mettre le texte français à la disposition du public. Le traducteur travaille seul, avec tous les risques que cette solitude peut lui faire courir : il faut donc qu’un autre regard se pose sur le texte, avant que l’auteur étranger n’obtienne son brevet définitif de naturalisation !