Au centre du roman de Maggie O’Farell, un couple ; elle, artiste célèbre, décide de disparaître de la scène ; lui, brillant linguiste, ne peut oublier le souvenir tragique d’un ancien amour. Autour d’eux, sur une période de trente ans, gravite une multitude de personnages qui apportent chacun sa pierre à un édifice narratif ambitieux.
Maggie O’Farrell, Assez de bleu dans le ciel. Trad. de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy. Belfond, 476 p., 22 €
Car, de l’ambition, il en faut pour mener à son terme – mais y en a-t-il un ? – ce long roman de Maggie O’Farrell qui, aux mouvements incessants dans le temps et dans l’espace, ajoute des ruptures narratives nombreuses et le jeu virtuose de perspectives multiples.
Maggie O’Farrell a fait sienne l’épigraphe empruntée à Louis MacNeice : « Le monde est fou et multiple – plus que nous le pensons. Incorrigiblement pluriel. » Il s’agit d’un véritable acte de foi, qui guide les pas de l’auteure dans l’immense dédale d’un univers qui, tout compte fait, est moins celui des lieux que celui des relations entre des êtres d’origines et de comportements différents. Dans le poème cité (« Neige »), qui prend une valeur programmatique pour la romancière, MacNeice insiste sur la pluralité et la « soudaineté » du monde où tout peut arriver de façon imprévisible et aussi sur les divisions et les « incompatibilités » qu’il recèle.
En 2010, Daniel et Claudette vivent dans leur refuge, leur « repaire » du Donegal : « ‟Isolée” serait un bien faible mot pour décrire cette maison… Pour arriver là-bas il faut vraiment le vouloir. » Imaginez, douze portails à ouvrir et à refermer : une Irlande rurale aussi inaccessible que la paix de l’esprit ; une Irlande dont l’évocation revient comme un refrain, avec la poule de la petite Marithe, dont l’œil rond ne reflète que « confiance, foi et sécurité » quand les adultes se déchirent et que « les entrailles de la maison » sont réticentes à livrer leurs secrets. Refuge réel ou rêvé, car s’y retrouvent souvenirs, obsessions, drames enfouis, en somme les échos des innombrables problèmes du vaste monde (Écosse, Californie, Goa, Brooklyn, Paris, Suède) : divorce et adoption, drogue et alcoolisme, liberté et asservissement…
Étrange Claudette, qui a le don de faire passer Daniel « dans un autre cadre spatio-temporel » en une fraction de seconde ; qui, vingt ans plus tôt, sans le vouloir est devenue une star ; qui, tout à coup, a fui le monde ; qui n’accepte pas les compromis ; qui parle d’elle-même à la deuxième personne… Qui est-elle vraiment ? L’actrice sous le feu des projecteurs, la femme qui brandit un pistolet, la compagne de Timou le réalisateur, l’épouse de Daniel en instance de divorce ? Et lui, Daniel ? Celui qui, « à l’intérieur du cercle restreint de la linguistique universitaire, fait figure de franc-tireur » ; celui qui raconte sa vie (mais la confession est-elle sincère ?) ; celui qui se sent responsable de la mort de Nicola et finit par tout avouer à Claudette ? Car il y a le poids terrible d’un passé occulté jusque-là, et que Claudette résume à sa façon, juste et brutale : « tu as emmené ta petite amie se faire avorter, tu es rentré chez toi et tu as couché avec une autre ». C’est bien la chronique lucide d’un mariage qui se délite, se perd dans les brumes d’un passé opaque, en même temps que se trouve mise en péril la santé mentale des deux partenaires.
Ces manques, ces ratés, ces laisser-aller, on les retrouve à chaque méandre de ce beau fleuve romanesque. Maggie O’Farrell excelle dans l’évocation délicate des occasions manquées. Un exemple : Teresa et Johnny, paralysés (on songe au Joyce d’« Eveline »), n’ont pas osé se dire qu’ils se plaisaient, n’ont pas osé rompre leurs engagements respectifs. Quand ils se retrouvent, « après onze ans et trois mois », Johnny avoue avoir pensé à Teresa tous les jours : il aurait tellement voulu la retenir « avant qu’il ne soit trop tard ». Leur première rencontre avait eu lieu en 1944, et le fils de Teresa, c’est Daniel… Daniel qu’on retrouve en 2015 sur les routes de Bolivie, où une certaine Rosalind – elle quitte aussitôt la scène – lui conseille de revoir Claudette, pour parler, car « les mariages se brisent non pas à cause de ce que l’on dit, mais de ce que l’on ne dit pas ». Sans être originale, la leçon est salutaire. Ainsi, plusieurs personnages, qu’on dit à tort secondaires, éclairent les comportements des protagonistes et, parfois, donnent un coup de pouce au destin.
L’insertion, sans doute à titre expérimental, du « catalogue de la vente aux enchères des biens appartenant à Claudette Welles » (avec des photos) n’apparaît pas plus convaincante que celle des notes ajoutées dans le chapitre bien nommé « Tout en bas de page » Ceci dit, l’orchestration des points de vue est parfaite, comme l’est la maîtrise de la chronologie. Par ailleurs, on peut penser qu’il y a quelque malice à avoir fait de Niall, le fils de Daniel, un sismologue. En effet, le livre n’est-il pas l’enregistrement et la description d’innombrables secousses et tremblements qui relèvent davantage de la sensibilité humaine que de la tectonique des plaques ? Beaucoup de gens perdus, des liaisons qui se font et se défont. Maggie O’Farrell a écrit un roman de l’instabilité, celle de la société comme celle des individus qui la composent. Pourtant, à quelque chose malheur est bon, puisque, comme le répète avec optimisme le père de Claudette, il y a toujours « assez de bleu dans le ciel » – mais on ne saura jamais pour quoi faire – et, comme le dit Daniel en guise de conclusion : « à mesure que les années s’écoulent, on s’aperçoit qu’on a le droit d’être heureux, aussi ».