Deux vieux messieurs se rencontrent par hasard dans un square d’Alger. Le narrateur du roman de Samir Kacimi, Nordine, un ancien chirurgien-dentiste, y célèbre tristement ses quatre-vingt-cinq ans. Il est veuf depuis une vingtaine d’années d’une épouse qu’il n’a jamais aimée, et beaucoup trompée avec des femmes qu’il n’a pas aimées non plus. Comme il le confie à l’inconnu qui, en lui racontant son histoire, va changer le regard fatigué qu’il promène sur le monde, il n’avait de goût que pour le sexe. Il traîne maintenant son corps obèse, avachi et malade dans un jardin public où il contemple, à l’étal des bouquinistes, ces piles de livres que personne ne lit plus.
Samir Kacimi, L’amour au tournant. Trad. de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia. Seuil,190 p., 18,50 €
Sa vie lui semble à l’image de ce pays. « L’esprit a été arraché du corps, nous sommes des cadavres ambulants qui sonnent creux. » Seul l’amour aurait pu faire naître du sens dans un pays où chacun se vit « comme un résident provisoire ou comme un touriste définitif », et où le désespoir est un mal chronique, « enraciné dans le sentiment d’appartenance nationale ». C’est d’amour que ces deux hommes, au dernier tournant de leur vie, vont parler plusieurs jours de suite, allant de restaurants en cafés. Ou, plus exactement, c’est Qassem, le mystérieux inconnu du square, qui va révéler à Nordine l’existence et la nature de l’amour, comme le fit Diotime au vieux Socrate, en le chargeant d’écrire et de transmettre son histoire.
Qassem pensait n’avoir qu’un seul amour : sa voiture, une vieille Peugeot 203 noire, avec des sièges en cuir blanc, dont un fils à papa lui avait fait cadeau, voulant s’offrir un modèle plus récent: « La prendre me procure un plaisir comparable à celui de prendre une femme. » Il habite dans cette voiture, dort dedans, et elle lui permet de subvenir, modestement, à ses besoins, car quotidiennement il sert de chauffeur à quelques clients attitrés. L’autre passion de cet homme routinier est la lecture, à raison d’un livre par semaine, en différentes langues.
Tout va basculer quand, un soir, dans le train qui le ramène quotidiennement d’Alger vers sa petite ville, une jeune femme « d’une beauté déchirante » vient s’asseoir près de lui, petit sexagénaire recroquevillé dans son coin, et lui fait des avances amoureuses très claires. C’est elle qui prend toutes les initiatives, le débarrasse de sa réserve et transforme le plaisir d’un moment en amour. Quand elle descend du train avant lui, il découvre qu’elle n’est pas une prostituée, comme il se l’était imaginé, car c’est elle qui a glissé un billet dans sa main, mais aussi un téléphone dans sa poche.
À partir de là, les fils de la vie de Qassem, qui n’aura de cesse de retrouver la femme du train, vont se mêler et de démêler. Les morceaux épars de son existence vont se recomposer en un ensemble cohérent et tragique où, comme dans les grands mythes, l’amour et les livres, mais aussi l’amour et la mort, sont liés.
De la littérature algérienne, on connaît surtout les ouvrages écrits en langue française. Né en 1974, Samir Kacimi, qui a d’abord été avocat avant de travailler dans la presse, et dont L’amour au tournant est le premier de ses huit romans à être traduit en français, fait partie de cette génération qui a été scolarisée en arabe. Son roman, qu’on lit avec un plaisir extrême, a la poésie et la truculence des grandes œuvres littéraires de cette langue. La sexualité s’y dit avec la plus grande liberté, sans forfanterie virile : les femmes mènent le jeu et les hommes essaient d’être à la hauteur (au sens propre).
Mais l’Algérie d’aujourd’hui est elle aussi présente à chaque tournant, avec ses trafiquants, ses librairies, ses théâtres en voie de disparition, et la violence toujours prête à éclater. Devant un attroupement dans le centre d’Alger où des badauds regardent des individus se faire malmener par la police, Qassem résume ainsi le spectacle : « une poignée de fils de putes qui implorent un ramassis de putains de leurs mères de ne pas leur faire trop mal quand ils la leur mettront bien profond ». Le metteur en scène de cette sinistre comédie dont l’Algérie est le lieu reste dans l’anonymat. Il a pris le risque de confier le rôle principal de la pièce – celui du président, bien sûr – à un grabataire. Mais il a ainsi réussi un coup de maître, car il a fabriqué son dernier héros à l’image de Dieu, en qui tous croient alors qu’ils ne l’ont jamais vu.
« Ça aussi c’est une histoire d’amour. Une histoire d’amour à sens unique il est vrai. » Une histoire d’asservissement aussi, dans laquelle un pouvoir tyrannique a remplacé le colonisateur. « Nous sommes maudits par l’Histoire, confrontés à un passé falsifié par des hommes incapables de dire la vérité parce qu’ils ont la langue et l’esprit tordus. »
Tout reste donc à écrire sur les pages blanches d’un cahier que Qassem a remis à Nordine, après l’avoir lui-même reçu de Djamila, la belle, sa bien-aimée, à qui il avait déjà été légué. Sur ce cahier ne figure que le titre du livre à écrire : Murs. Peut-être s’agit-il, comme le suggère l’auteur, de faire tomber ces murs qui séparent de soi-même et empêchent d’accepter l’amour ? Peut-être s’agit-il de dire et d’abolir la servitude ? Car ce beau conte amoureux est aussi un récit initiatique et un appel à la liberté.