Ces treize nouvelles de Michael Krüger sont à l’évidence nourries de ses souvenirs personnels et de sa longue expérience du monde de la littérature et de l’édition. On peut tomber au détour d’une page sur des noms célèbres en Allemagne [1], mais qu’on ne s’y trompe pas, les rencontres, les images et les souvenirs du passé, propres à alimenter des mémoires ou un journal intime, servent ici à construire une œuvre littéraire qui s’affranchit de la réalité pour viser une autre vérité, plus profonde. Le « je » qui écrit est à chaque fois un autre, quand bien même il aurait une ressemblance (non fortuite) avec celui qui lui prête vie.
Michael Krüger, L’homme qui embrassait les arbres. Trad. de l’allemand par Barbara Fontaine. Seuil, 246 p., 19.50 €
Il reste que les différents narrateurs de ces treize nouvelles rédigées à la première personne ont bien des choses en commun, et qui les rapprochent de leur auteur : ce sont des hommes seuls, pour la plupart des intellectuels vieillissants mêlés au monde de l’édition et de l’écriture. Parvenus au tournant de leur vie où la lassitude s’installe avec l’âge, ils quittent peu à peu (et parfois sur la pointe des pieds) la société qu’ils ont fréquentée des années durant, et qu’ils ne supportent plus. À trop avoir connu les hommes, ils sont gagnés par le pessimisme et se découvrent un brin misanthropes. Ils ont même du mal à trouver grâce à leurs propres yeux… Ils savent couper d’un geste radical le fil qui les relie aux autres et à l’actualité, rompant avec ce qu’ils furent durant des années : le narrateur d’« Adieu », la première nouvelle, donne le ton en laissant se désagréger sous la pluie journaux et courrier, et finit par se débarrasser de son ordinateur en le jetant par la fenêtre, avant d’« escamoter cette carcasse informatique au fond de la poubelle bio, au milieu de deux gros tas d’herbe ». Il retrouve du coup la liberté de lire Pascal à sa guise et quand bon lui semble. Dans son cercle professionnel, de telles lectures étaient incongrues, il devait cacher l’ouvrage comme on dissimulerait une revue pornographique entre les pages d’un quotidien plus respectable…
Le voilà donc libre, au prix d’un sacrifice qui ne pèse guère. Dégagés d’une vie trop active, les narrateurs successifs échangent leur rôle d’acteur contre celui de spectateur. Ils reprennent possession de leur temps et trouvent plaisir à contempler la nature. Ou à jeter sur leur entourage un regard sans aménité, mais sans méchanceté non plus, volontiers humoristique, parfois sarcastique. Mais jamais ils n’adoptent la posture du donneur de leçons, sans illusions qu’ils sont sur leur propre incapacité : « Tout le monde supposait que j’étais un bon consolateur parce que je ne m’étais d’aucun secours à moi-même » (« Scènes de la vie d’un écrivain »). Le narrateur de la nouvelle « L’homme qui embrassait les arbres » va jusqu’à se considérer comme « une sorte de Dieu descendu ici-bas, le Dieu derrière la fenêtre, qu’un cruel destin a enchaîné à son trône, dont il ne peut se détacher pour aller parmi les hommes [2] ».
Cette position d’observateur est propice à laisser l’imagination vagabonder à son gré, et le récit s’en trouve parfois tiré aux confins du réel et de l’étrange, voire du fantastique, comme si passait furtivement l’ombre de Kafka, d’Hoffmann ou de Perutz. Dans « Courrier », le narrateur trouve régulièrement dans sa boîte des lettres dont l’enveloppe porte son nom, mais qui sont adressées à sept personnes différentes, bien qu’elles ne parlent en réalité que de lui : devant l’abondance et l’exactitude des détails qui le concernent, il en arrive à conclure que « je suis le seul à pouvoir en être l’auteur ». Autre exemple de ces faits inexplicables, à la fin d’« Au retour de Leyde », c’est la tête d’un mort qui est dérobée brusquement, juste avant qu’on ne mette le cercueil en terre.
La mort, la maladie, la disparition, sont autant de thèmes qui irriguent ces nouvelles de l’âge mûr, où l’on perçoit au cœur même de l’écriture le vieillissement, l’insupportable altération de son propre visage qu’on cherche vainement à comprendre. Quand le narrateur d’« Adieu » regarde les autoportraits de Rembrandt, il s’interroge : « Qu’est-ce qui peut inciter un homme à se peindre lui-même régulièrement pour constater chaque fois que c’est une autre personne qui apparaît sur la toile ? Il manque le dernier tableau, peint à l’instant de la mort, celui qui pourrait corriger les autres autoportraits. Rembrandt me regarde, et non le contraire. Il me regarde avec une telle pénétration que je sursaute et dois prendre le large ». L’art comme dernier recours aux angoisses humaines ? Qu’il s’agisse de peinture, de littérature ou de musique (« le seul moyen d’atteindre la concentration de l’esprit »), ce n’est pas là un rôle particulièrement original, mais ces treize nouvelles d’ampleur inégale sont pour Michael Krüger prétexte à nous offrir différents tableaux où la critique sociale se mêle à l’humeur nostalgique et à la mélancolie. Jouant sur une gamme de tons étendue qui va du rire aux larmes, il déploie toute l’élégance de son style.
Ce n’est pas un hasard si le cycle s’achève sur une nouvelle où le narrateur se revoit enfant chez ses grands-parents : comme elle pourrait être la première, d’un strict point de vue chronologique, elle achève de brouiller les repères traditionnels qui distinguent la fin du commencement. La dernière page décrit l’embrasement de la maison, dérisoire Walhalla en réduction, et les flammes engloutissent les derniers vestiges d’innocence. Avant que ne s’installe le silence, les deux phrases qui clôturent l’ouvrage résonnent comme les ultimes accents de l’orchestre :
« Il régnait un silence de mort.
Mon enfance était terminée ».
L’évocation des jours anciens, quand la famille du narrateur entre en lice, n’est en rien nostalgie d’un bonheur perdu : un jour ou l’autre, il est fatal que l’image du père ou du « bon » grand-père perde son aura, lorsque interfère inopinément celle de leur passé sous le Troisième Reich.
Quand l’histoire récente de l’Allemagne resurgit en différentes variations dans la trame des récits, on est tenté de croire que les souvenirs du narrateur pourraient bien sortir de la mémoire de l’auteur, né en 1943. Mais le ton adopté par Michael Krüger n’est pas celui de la confidence au lecteur, et toute conclusion hâtive serait périlleuse. Difficile en tout cas pour qui grandit après la guerre en Allemagne de trouver autour de soi les exemples dont il aurait besoin ! Quand les masques tombent et que les réponses arrivent, brutales, avant même que les questions aient été posées, quand l’affection qu’on a eue pour un être se reconnaît soudain coupable, l’enfance, en effet, peut s’arrêter d’un coup. « Ce qui m’intéressait à ce moment-là », écrit le narrateur de « Scènes de la vie d’un écrivain », « c’était l’opinion qu’avait d’elle-même cette génération partante qui avait vécu la guerre et accompli la reconstruction, et comment elle était perçue par ses fils. La manière dont les nazis devenaient de bons citoyens. » Quand Michael Krüger aborde la période où l’Allemagne était occupée, puis scindée en deux États séparés par le « rideau de fer », ce sont des esquisses vigoureuses, mais sobres, qui font revivre à travers les récits l’ambiance quelque peu délétère de l’après-guerre et de la guerre froide, la reconstruction progressive d’un pays prospère sur les ruines d’un passé refoulé à l’Ouest, le redémarrage plus difficile à l’Est, où les dirigeants soviétiques imposent le régime communiste sans ménagements pour la population.
La force de l’écriture de Michael Krüger s’allie à la délicatesse, à la retenue, et la diversité des nouvelles se résout dans un ensemble qui prend sa cohérence par touches successives. La dernière phrase d’un récit n’est le plus souvent pas une fin, l’auteur seul choisit de l’arrêter alors qu’il pourrait tout aussi bien poursuivre, ouvrant ainsi une échappée sur un futur possible. Comme les thèmes abordés oscillent entre l’observation de la société et la psychologie des êtres, Michael Krüger s’aventure hardiment sur les terres du moraliste, même s’il se garde bien de jouer les censeurs. Car il reste toujours une part d’ombre et d’incertitude quand la vie, justement, est rebelle aux carcans de la logique ordinaire : « chaque individu est un processus et non pas quelque chose de fini, de génétiquement fixé, qui se déploie avant de mourir », est-il dit dans « La fille de l’escalier », un récit où le rire grinçant se mêle à l’autodérision, où l’auteur, peut-être, baisse un peu la garde et laisse deviner sa silhouette, bien à l’abri derrière le narrateur.
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Par exemple : l’écrivain Hubert Fichte, qui voyagea beaucoup et s’intéressa à la culture afro-américaine ; Peter Rühmkorf, à la fois critique, poète et parolier, membre du Groupe 47 ; Rolf Dieter Brinkmann, qui fut une des grandes figures des années 1960 ; Wolf Vostell, peintre et sculpteur, célèbre pour ses installations et cofondateur du mouvement Fluxus, etc.
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Cette image du « Dieu derrière la fenêtre » a d’ailleurs fourni le titre du recueil dans l’édition originale en langue allemande.