Dans ce délicieux essai en forme de dialogues, Michael Edwards, premier Immortel d’origine britannique, se dédouble en un « moi » et un « me » qu’il charge d’explorer les différences et les écarts entre deux langues : la langue dite maternelle et la langue acquise, apprise plus tard. Sur la page sont donc figurées ces deux entités linguistiques qui coexistent au sein du sujet, que le poète appelle « cette curieuse façon d’être deux moi [1]». Douce schizophrénie, entre l’anglais parlé depuis toujours et le français apprivoisé puis maîtrisé, où chaque univers verbal à la fois sonne singulièrement et interroge à rebours l’autre langue parlée.
Michael Edwards, Dialogues singuliers sur la langue française. Puf, 192 p., 14 €
Ce qui est particulièrement réjouissant à la lecture de ces Dialogues singuliers, tout au long des sept parties donnant à voir des situations d’où naît la conversation, c’est la description du bonheur éprouvé à découvrir et à pratiquer la langue étrangère, le français en l’occurrence, comme on s’enivre à écouter une chanson en boucle : « Je me mouvais dans un monde sonore insoupçonné, en découvrant une nouvelle musique », écrit Michael Edwards. Musique faite de sons étranges, comme « le chant varié des voyelles et l’effleurement des consonnes » et notamment « le pouvoir discret, presque paradoxal, du e que l’on dit muet », qui instille à la phrase cette « mélodie souterraine ». On imagine le jeune Anglais déjà poète se grisant à écouter résonner les phrases et à essayer de les répéter à l’identique, découvrant les charmes de la langue française comme on goûte une cuisine avec toutes ses saveurs inconnues, ses épices et ses associations de parfums confinant à l’exotisme.
Edwards développe de ce point de vue une définition poétique de la langue étrangère en tant que lyrisme, au sens étymologique, comme ces vers qui appelaient l’accompagnement musical de la lyre. Le français chante aux oreilles du jeune Britannique, et lui permet d’entrer dans un autre monde avant tout sonore, de le découvrir en se l’appropriant, pour découvrir de nouveau le monde linguistique qu’il habitait au départ sans même le savoir. On repense alors aux propos d’un autre poète, argentin pour sa part, faisant bruire à l’oreille de son interlocuteur trois façons de désigner la lune : Jorge Luis Borges, dans une de ses Conversations, égrène et compare les signifiants moon / lune / luna, étudiant les vertus poétiques de chaque option. Chaque terme est certes un équivalent, une traduction de l’autre, mais il ne parle pas de la même façon à l’oreille de celui qui l’entend. L’exemple d’Edwards n’est pas celui de la lune, mais d’un arbre cher aux romantiques : « Découvrir que les Français disent saule, que le weeping willow – où l’allitération est si appropriée, où des sanglots semblent s’entendre, tant l’expression est connue, dans les deux trochées – devient saule pleureur, c’est entrer dans l’esprit et la sensibilité d’un Français, reconnaître que l’arbre lui parle ainsi. »
Souligner la vertu poétique de chaque langue, le son qu’elle fait et que ne font pas les autres, permet au passage de balayer, à la faveur d’un rappel rapide mais savant de diverses théories, l’idée selon laquelle une langue – et en l’occurrence le français – serait supérieure à une autre. Meschonnic, Malmberg, Rey sont convoqués pour souligner, non pas la clarté de cette langue, mais bien celle que peut permettre tout discours, quel que soit son univers linguistique ; on sourit avec le « me » en lisant ces propos prêtés au grammairien Bouhours (1628-1702) : « de toutes les prononciations, la nôtre est la plus naturelle et la plus vraie. Les Chinois et presque tous les peuples de l’Asie chantent ; les Allemands rallent ; les Espagnols déclament ; les Italiens soupirent ; les Anglais sifflent. Il n’y a proprement que les Français qui parlent ».
Michael Edwards se saisit avec malice de ces débats historiques, pour certains complexes et relançant d’anciennes querelles (au grand dam du « moi », qui représente une certaine réticence à ce qui relèverait d’une « revue savante » et de la « polémique ») qu’il met en scène dans ce dialogue entre ces deux parties de lui-même. Et de la même façon que ces deux voix coexistent désormais chez lui, comme chez tous ceux dont le métier est de permettre le passage d’une langue à l’autre, quitte à ne plus savoir parfois sur quelle rive du langage ils habitent, les deux langues, dites fréquemment « source » et « cible », trouvent certes des équivalences au moyen de la traduction, mais conservent également, inextricablement, des attributs singuliers et façonnent une vision du monde non exactement traduisible. Le fameux adage sur le traducteur qui nécessairement trahit n’est pas loin ; et si cette formule est facile, elle n’en semble pas moins fondée ici. Mais, plutôt que de déplorer l’impossibilité à dire exactement ce que l’autre langue suggère si bien, qui fait de toute traduction un à-peu-près et un tâtonnement qui ne sauraient jamais nous satisfaire, l’auteur se délecte de cette foule de visions et de cette schizophrénie linguistique – qui peuvent être démultipliées par le nombre de langues que chacun peut apprendre. Ainsi le « me », à bord d’un bateau-mouche en compagnie du « moi », conclut-il : « Je parie que, si je regardais avec mes yeux anglais ce paysage urbain que notre bateau-mouche traverse d’une allure sereine et régulière, je ne verrais pas exactement ce que toi tu vois, avec tes yeux devenus français ».
Cela ne revient pas à condamner toute possibilité de traduction. La traduction doit au contraire, en tant que métier et en tant qu’art, redoubler de précision et de subtilité pour être au plus près de la langue d’origine, et a fortiori lorsqu’il s’agit de littérature, afin de respecter et de donner à entendre, autant que possible, la pensée et le rythme de l’auteur traduit ; mais plutôt que de se complaire dans une insatisfaction qui condamnerait en vérité la traduction à n’être qu’une piètre version délavée de l’original, on peut lire ces Dialogues singuliers comme une invitation à reconnaître cette nécessaire part de trahison, avec laquelle il faut bien compter lorsque l’on passe d’une langue à l’autre. En prendre conscience, c’est goûter les plaisirs de cette étrangeté, qui dit la même chose, mais autrement ; c’est accepter l’invitation de la langue étrangère qui nous propose de l’apprivoiser, elle qui « paraît à l’horizon comme un grand poème, qui dit l’univers d’une autre façon ».
Dernière traduction parue d’Aurore Touya : Toxique, de Samanta Schweblin, traduit de l’espagnol (Argentine), Gallimard, 2017.
-
« Les nouveaux chemins de la connaissance », France Culture, 9 décembre 2016.