Brentano est le parrain de la phénoménologie, Carnap celui du positivisme logique. L’un officiait à Vienne, l’autre à Iéna, avant de rejoindre en 1926 la capitale autrichienne pour travailler avec Schlick, le fondateur du Cercle de Vienne. Les branches de la philosophie contemporaine qu’ils fondèrent divergent profondément, mais ne sont-elles pas sur le point de se rejoindre ?
Rudolf Carnap, L’espace : Une contribution à la théorie de la science. Trad. de l’allemand (États-Unis) par Pierre Wagner. Gallimard, 192 p., 22 €
Franz Brentano, Psychologie descriptive. Trad. de l’allemand par Arnaud Dewalque. Gallimard, 288 p., 26,50 €
Carnap commença par étudier les mathématiques et la philosophie à Iéna et, comme tout bon Allemand, partit de Kant. Il raconte dans son Autobiographie qu’il suivit aussi des cours de Frege (qui avait deux élèves, lui et un officier en retraite). Mais ce qui l’impressionnait alors le plus était la théorie des relations de Russell. Sa thèse sur l’espace, Der Raum (1921), est à la fois le produit de son éducation néokantienne et de ses intérêts pour l’axiomatisation des théories physiques. Il distingue trois sortes d’espace : formel, intuitif et physique. Le premier est abstrait, construit dans la logique des relations, le deuxième est l’objet d’une intuition pure au sens kantien, et l’espace physique est empirique et relève d’une structure tridimensionnelle et d’une métrique. Mais, à la différence de Kant, qui fait de l’espace euclidien le seul espace possible pour les trois types, Carnap limite l’espace intuitif à certaines propriétés topologiques. La perspective de Carnap est influencée par le rôle de la géométrie non euclidienne dans la théorie einsteinienne de la relativité, mais elle est aussi, dans ce premier livre, très proche de celle du conventionnalisme d’Henri Poincaré, dont les discussions des relations entre espace physique, géométrique et psychologique influencèrent les premiers travaux du Cercle de Vienne (et notamment de sa branche polonaise) : le choix d’un type d’espace est affaire de convention.
Dans une préface substantielle, Pierre Wagner montre les liens entre Der Raum et le premier grand livre de Carnap, Der logische Aufbau der Welt, La construction logique du monde (trad. française, Vrin, 2002), où il propose diverses manières de construire les mondes psychologique et physique à partir d’une théorie des relations. Depuis les travaux de Jules Vuillemin (La logique et le monde sensible, Flammarion, 1971), de Gilles Granger et de Joëlle Proust (Questions de forme, Fayard, 1986), cette partie de l’œuvre de Carnap est mieux connue en français (et en anglais le lecteur dispose du livre d’Edmund Runggaldier, Carnap’s Early Conventionalism, Rodopi, 1984). Ce livre vient compléter notre connaissance de ce qui est sans doute l’un des systèmes les plus ambitieux de la philosophie du XXe siècle. On a trop souvent réduit la philosophie de Carnap à son manifeste viennois, La conception scientifique du monde, de 1932, et au positivisme logique. Mais ces premiers livres montrent les racines kantiennes de toute sa problématique. Son projet fondamental était de proposer une alternative scientifique au transcendantalisme de Husserl.
Dans A Parting of the Ways : Carnap, Cassirer, and Heidegger (Open Court, 2000), Michael Friedman raconte comment Carnap, assistant aux entretiens de Davos en 1929, où s’affrontèrent Cassirer et Heidegger, décida, face à la victoire du second, de rompre les ponts avec la philosophie allemande existentialisée (et fortement nazifiée). Mais il ne rompit jamais vraiment avec le kantisme et le conventionnalisme de sa jeunesse, c’est-à-dire avec une certaine forme d’idéalisme.
Or, Vienne, avant de devenir, sous le règne d’Ernst Mach, puis celui de Boltzmann et de Schlick, la ville de la philosophie scientifique et positive, avait été la patrie du réalisme aristotélicien de Franz Brentano. Là aussi l’histoire est complexe. Le grand ancêtre de toute la philosophie autrichienne est Bernard Bolzano, mais son véritable fondateur est Brentano. Le livre le plus célèbre de Brentano est sa Psychologie du point de vue empirique (1874, tr. française de Maurice de Gandillac, 1944, édition revue par Jean-François Courtine, Vrin, 2008), où il énonce son fameux critère de l’intentionnalité comme marque distinctive des phénomènes psychiques.
Mais « empirique » est un terme trompeur, car ce que Brentano appelle « psychologie descriptive » est tout sauf empirique. Dans l’ouvrage qui porte ce titre, issu de leçons de 1887-1891, et publié seulement en 1982, Brentano distingue nettement ce qu’il appelle la psychologie génétique, qui énonce les lois causales des phénomènes psychiques et qui est fondée sur l’expérimentation, de la psychologie descriptive, ou « psychognosie », qui a pour but de donner un concept général de tout le domaine de la conscience humaine, en déterminant ses constituants fondamentaux. Brentano ajoute que la psychognosie est une science exacte, dont les lois sont absolument nécessaires, alors que les lois de la psychologie génétique ne sont que probables et approximatives. C’est une science « pure », fondée sur la perception interne et la réflexion.
Mais on aurait tort d’y voir une simple psychologie introspectionniste, cherchant des lois par observation intérieure là où la psychologie expérimentale cherche ces lois par l’observation extérieure. En réalité, Brentano nous dit que la psychologie descriptive est infaillible : ses produits sont évidents à l’esprit qui perçoit ses états. Ceux-ci sont vécus, mais aussi « remarqués » (objets d’une Bemerkung) et « reconnus » (objets d’une Annerkennung). Autant dire qu’ils permettent de passer de l’expérience au concept, et même à l’essence des phénomènes psychiques, et que la psychognosie est en fait une ontologie de l’esprit, destinée à classer et à déterminer la nature des entités mentales [1]. Ce n’est pourtant pas une psychologie rationnelle à la manière de Leibniz et de Wolf. Brentano entend, par la perception intérieure, obtenir des lois de composition des entités mentales, telles que la conscience, des actes tels que le jugement, et des états tels que les sensations et la perception des couleurs, et il n’exclut pas de recourir à la psychologie expérimentale pour confirmer certaines de ses lois d’essence, mais il ne propose jamais que les lois décrites par la psychognosie puissent être identifiées à des lois de la psychologie causale et génétique. Le livre est presque tout entier consacré aux relations du tout à la partie, notamment dans la conscience du temps. Cela donnera lieu à la psychologie de la Gestalt notamment. Husserl s’en souviendra dans ses Recherches logiques, qui visent à reprendre tout le projet brentanien à un degré plus élevé de généralité.
Bien que la descendance immédiate de la philosophie de Brentano ait été la phénoménologie de Husserl, la méthode descriptive qu’il utilise fait souvent penser à ce que Wittgenstein appellera une analyse de la « grammaire » des phénomènes mentaux. Ce n’est évidemment pas un hasard, puisque Wittgenstein s’inscrit dans cette tradition brentanienne, et avec lui toute l’école européenne que le philosophe viennois fonda, avec des disciples comme Carl Stumpf, Anton Marty, Christian von Ehrenfels, Kazimierz Twardowski et surtout Alexius Meinong. Mais elle a aussi de profondes affinités avec les descriptions que l’on retrouve au sein de la philosophie analytique anglophone. En Angleterre, George Stout publia une Analytic Psychology (1896) que lurent Russell et Moore, qui est fortement inspirée de Brentano, et, à travers Meinong et plus tard Chisholm, la philosophie analytique resta très attachée aux thèmes brentaniens. Il n’est pas complètement étonnant non plus que, depuis qu’elle a cessé d’être positiviste, béhavioriste et antimétaphysique, la philosophie analytique ait renoué avec la psychologie descriptive de Brentano. Une bonne partie de la philosophie de l’esprit contemporaine revisite ses thèmes.
Tout le fond de Brentano est aristotélicien et réaliste, et, comme toute la tradition autrichienne, anti-kantien. Tout le fond de Carnap est kantien et conventionnaliste, et sa perspective est fondamentalement celle du neutralisme en ontologie (on s’en rendra encore mieux compte quand paraîtra en français sa Logische Syntax der Sprache, qu’on annonce également dans la « Bibliothèque des idées », devenue décidément très viennoise dans ses traductions). Rien, doctrinalement, ne prédisposait la phénoménologie réaliste issue de Brentano à devenir une phénoménologie existentielle et herméneutique comme chez Heidegger et ses disciples français. De même, rien ne prédisposait le positivisme logique à produire une philosophie analytique qui, comme celle qui succéda à Quine, ouvrirait grand les vannes de la métaphysique réaliste.
Tout le paradoxe est qu’à présent Brentano est redevenu le héros des réalistes en ontologie et en philosophie de l’esprit, alors que Carnap est devenu celui des anti-ontologistes de tout poil (kantiens reconstruits, pragmatistes deweyens et néo-hégéliens, wittgensteino-quiétistes) qui ne peuvent supporter l’idée que le monde ne dépende pas de notre pensée et de nos actions. Cela signifie que la philosophie analytique se retrouve aujourd’hui divisée entre sa voie autrichienne et sa voie allemande dont elle a reçu le double héritage, tout comme la phénoménologie le fut jadis, au moment où Husserl effectua son tournant transcendantal, au grand dam de ceux de ses disciples qui, comme Roman Ingarden, étaient restés fidèles à la branche issue de Brentano.
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C’est la lecture de Barry Smith, Austrian Philosophy : The Brentanian Legacy, Open court, 1994, et de Kevin Mulligan, Wittgenstein et la philosophie austro-allemande, Vrin, 2012.